dimanche 25 novembre 2007

Dernier jour


C’est la fin de l’année scolaire. Le dernier jour de classe à l’école Lelièvre. Hier, en fin d’après-midi, la maîtresse a choisi un livre dans sa petite bibliothèque à gauche de son bureau, entre l’estrade et le mur. Elle a lu deux histoires qui parlaient du moyen-âge. Ca sent les vacances. Demain, les bons élèves grimperont sur l’estrade pour la cérémonie de la remise des prix.
Ce matin, en arrivant en classe, l’institutrice n’a pas inscrit la traditionnelle phrase de morale au tableau. Nous nous sommes assis et elle nous a dit de sortir tous nos livres de nos casiers et de les poser devant nous. Nous devons enlever les couvertures salies et aller à son bureau à l’appel de notre nom. Elle examine chaque volume un par un et coche sur sa liste. Quand des pages sont griffonnées il faut retourner à sa place et bien tout gommer ! Quand elle constate que le livre est propre on le pose bien correctement sur l’estrade. Un tas pour la lecture, un tas le calcul… etc. Nous avons consacré toute la matinée et le début de l’après-midi à ce travail. Avant de sortir en récréation la maîtresse a dit : « Pour ceux qui ont perdu ou abîmé un ouvrage il y aura une lettre aux parents afin qu’ils remboursent » Elle énonce la sentence tout en désignant une petite pile de livres martyrisés qui ont rendu l’âme et gisent à l’écart des autres.
Après une récréation d’après-midi plus longue qu’à l’habitude, elle nous fait mettre en rang et, comme à chaque fois, tout en ouvrant la salle de classe, elle dit, « A vos places et sans bruit ! ». Malgré l’ordre de garder le silence, les premiers entrants poussent un cri de surprise. Derrière, dans les rangs, ça bouscule un peu pour savoir ce qui ce passe. Sur certains bureaux est posé un objet. Ce sont des affaires confisquées tout au long de l’année scolaire. Giner retrouve son petit couteau pliant rouge. Ce fut la première prise de l’année. Le jour de la rentrée, Giner avait sa belle trousse à trois volets ouverte devant lui. L'enseignante passait dans les rangs et elle a repéré le couteau bien rangé dans son passant à coté des crayons de couleurs. Elle l’a pris, l’a montré en le tenant en l’air et a déclaré. « Aujourd’hui, je confisque, mais sans punition. Demain, si dans une trousse je vois ce genre d’outil, une lame de rasoir ou une lame de taille-crayon dévissée de son support c’est cinquante lignes à signer par les parents ». Nous avons tenu compte de son avertissement. Farid récupère son superbe lance-pierre avec une fourche en bois bien régulière, de l’élastique carré et un solide morceau de cuir pour tenir les projectiles. Sur la poignée, l’écorce est intacte pour assurer une meilleure prise. Farid le portait autour du cou, caché sous sa chemise mais l’institutrice s’en était quand même aperçue. Cette restitution inattendue rappelle à Farid que son grand frère, à qui appartenait l’engin, lui a fichu une sacrée tannée quand il a su que son magnifique « taouette » était perdu corps et bien. Farid affiche sa joie et sa reconnaissance par un « Merci Mademoiselle, ça c’est bien ! » qui lui jaillit du cœur. La maîtresse fait celle qui n’a pas entendu cette manière peu orthodoxe de l’interpeller. De table en table nous exhibons nos trophées. Pour ma part je retrouve un petit pistolet noir en tôle emboutie qui éclate des amorces rondes au moyen d’une gâchette argentée. Certains, encouragés par l’ambiance générale, commentent l’événement. Pour calmer le brouhaha naissant l’institutrice frappe trois petits coups secs sur son bureau avec le plat de sa règle. « Vous attendrez d’être dehors pour bavarder. Rangez-moi tout ça dans vos cartables ou je confisque à nouveau ! ». Le calme revient. Nous faisons tout disparaître dans nos sacoches. Ce serait trop bête de tout perdre maintenant. La maîtresse ouvre un nouveau livre de contes et légendes. Cette fois elle nous lit des textes sur l’Auvergne. Il est question de pont, de chien et de diable. L’après-midi s’achève.. Sur nos pupitres vides nous avons posés nos cartables, avec, dedans, comme des petits cadeaux, les restitutions de Mademoiselle Martin. Dans quelques instants la sonnerie va retentir et nous quitterons notre classe pour la dernière fois. Les grandes vacances sont à la porte de l’école. La placette nous appelle. Nos jeux nous attendent. Nous patientons. Pendant ces ultimes secondes, règne un silence que nous savourons tous. Nous vivons dans le calme les derniers instants de cette année scolaire. A la rentrée prochaine, au cours élémentaire deuxième année, tout sera différent.

samedi 17 novembre 2007

Le beau couffin.


Pourquoi certains objets marquent-ils notre mémoire ? On n’en sait trop rien. Ils se contentent de partager notre quotidien et y laissent leur empreinte. Au détour d’une évocation on les retrouve. Ainsi, en ce qui me concerne, j’ai souvenir d’un couffin qu’enfant j’ai l’impression d’avoir toujours connu. Je vous parle de l’objet en vannerie servant à transporter les provisions et commun à tous les peuples du bassin méditerranéen et non pas du berceau pour l’enfant.
Ce couffin, se distingue des deux ou trois autres que nous possédons car il est coloré, plus grand et plus beau. Ses anses en cuir sont solidement cousues aux épaisses bandes de paille tressée de ses flancs. Ses bords sont décorés de liens en raphia entrelacés rouge et bleu. Ce grand sac possède un traitement spécial. On lui tapisse le fond avec un morceau de toile cirée découpé à sa mesure et les bords avec du papier journal pour éviter de le salir. Les autres paniers étant du tout-venant, on droit à moins de précautions. Lui c’est le jeune premier des cabas.
Ce couffin, je m’y accroche quand j’accompagne ma grand-mère au marché de Bab-El-Oued. C’est celui dans lequel on dépose les fruits et les légumes un peu fragiles. Suivant les saisons, je le vois engloutir les poivrons à la peau tendue et vernie, les abricots dont les noyaux valent de l’or à mes yeux, les amandes avec parfois un peu de sève collante sur leur enveloppe verte et craquante, les savoureuses fèves fraîches dans leur cosse humide et duveteuse, les petites pêches de vigne au goût puissant, le succulent raisin muscat dont je dérobe systématiquement quelques grains, les clémentines odorantes et les oranges maltaises, au jus sanguin et doux. Il accueille le gigot du dimanche, les œufs frais de chez Kader et la charcuterie. Dans les autres on met les patates et les bouteilles.
Ce couffin participe à toutes les grandes expéditions familiales. Il nous suit à la plage ou nous accompagne en foret de Bahinem. Pour Pâques c’est lui qui transporte la « Mouna » cette brioche odorante avec son œuf dur au sommet. Quand il sort avec nous il est recouvert d’un beau torchon blanc pour protéger le pique-nique que nous lui confions. En général quand il est dans le couloir les réjouissances ne sont pas loin.
Sauf aujourd’hui! Le couffin se tient à son poste, près de la porte d’entrée, plein jusqu'à la gueule de bonnes choses toutes plus odorantes les unes que les autres. Mais il ne flotte pas une ambiance de fête dans la maison. Ce soir, c’est papa qui l’emmène. Il n’est pas habillé comme d’habitude. Il s’est mis en soldat avec de gros pataugas aux pieds. Faut qu’il aille faire « la territoriale ». Il achève ses derniers préparatifs. Un ami doit venir le chercher. En attendant, j’ai mis son calot sur ma tête et, à l’épaule, je porte mon fusil à flèche, celui de mon tir aux pigeons. C’est juste pour me déguiser un petit peu, je ne joue pas vraiment. J’observe ce qui se passe assis à la table de la salle à manger. Je sens bien que tout le monde est un peu triste et que maman est toute tourneboulée. Une fois encore, fébrilement, elle vérifie tout ce que papa emporte. On frappe à la porte. C’est le monsieur qui vient chercher papa. Lui aussi est habillé en militaire. J’ai rendu son calot à mon père. Il m’a soulevé pour m’embrasser en me disant d’être bien sage avec maman et mémé quant il n’était pas là. Il prend notre couffin et se charge de sa grande musette. Maman s’accroche à son bras. Elle descend avec lui pour ne pas perdre quelques minutes de sa présence.
Pendant ces quelques jours où mon père sera absent maman sera anxieuse. Matin et soir, l’écoute du bulletin d’information sur Radio-Alger se fera dans le plus grand silence. Notre poste radio est posé sur le bureau de mon père. Elle s’accoudera à un des cotés du grand plateau de bois, le plus près possible du haut parleur du poste. Les doigts de ses mains nerveusement entrelacés un peu comme quand on fait une prière. Attentive à chaque mot, elle ne se redressera qu’une fois le bulletin terminé, rassurée pour un court laps de temps. Puis, la sordide inquiétude la gagnera de nouveaux
Enfin, papa rentrera, maman sourira de nouveau. Cette fois-ci, je prendrai le calot militaire et je pourrai m’amuser. Tout rentrera dans l’ordre et le couffin rejoindra sa place au fond du placard de la cuisine.

mercredi 7 novembre 2007

Une leçon.


C’est encore raté ! Le corps de bois heurte le sol en premier. Ma toupie, achetée ce matin, tournoie pitoyablement sur son ventre. Elle affiche les stigmates de ma maladresse et de mon inexpérience. Encore neuve, elle est déjà grêlée de chocs. Le trait de peinture rouge qui décore sa partie la plus renflée s’efface à plusieurs endroits. Avec persévérance, j’enroule la cordelette autour du corps de la toupie pour tenter un nouvel essai quand une voix me retient :
-« Non, pas comme ça ! C’est pas bon !»
Devant l’entrée du kiosque, un vieux monsieur m’interpelle. C’est Vicente. C’est comme ça que j’ai entendu mon grand-père l’appeler au boulodrome. Depuis un moment, sous sa large casquette, il m’observe tout en surveillant son petit-fils qui fait du tricycle sur la place Lelièvre. Il vient vers moi et grimpe les marches du kiosque. Déjà deux ou trois autres enfants ont stoppé leurs jeux pour regarder ce qui ce passe.
- « Fais voir ta toupie. ».
Il tend sa main, la paume vers le haut et me fait signe de lui donner mon jouet en agitant ses doigts. Je m’exécute et je le préviens.
- « Elle marche pas bien.»
Il examine la toupie et hausse les épaules.
- « Ahoua ! Tu racontes des « tchalefs », elle est bien cette toupie. C’est toi qui ne sais pas t’en servir !».
Doucement, il chausse des grosses lunettes marron qu’il tire d’un étui placé dans la poche de poitrine de sa veste. Précautionneusement, il enroule la cordelette autour de la toupie. Il a un petit sourire en coin en exécutant ce travail précis. Il tremble un peu . Je regrette de lui avoir confié mon jouet. Il va me l’abîmer c’est sur. Mon inquiétude grandit. Fataliste je me console en me disant que, de toute façon, cette toupie ne fonctionne pas. Elle doit être mal équilibrée ou alors le clou sur lequel elle est sensée tournoyer n’est pas bien affûté. A moins que ce soit la ficelle, trop courte ou trop longue. S’il la casse ce n’est pas bien grave.
C’est drôle une personne âgée avec une toupie dans la main. Un vieux bonhomme ça joue aux boules, au jacquet ou aux cartes espagnoles au café, mais pas à la toupie. Je suis persuadé qu’il va la jeter trop fort et qu’elle se fracassera sur le ciment du kiosque. Il a relevé un peu la manche de sa veste. En préparant son geste, il me prédit:
- « Tu vas voir comme elle marche bien ! ».
Il lance ma toupie si vite et si fermement que je n’ai même pas eu le temps d’être surpris. Elle atterrit sur sa pointe. Un instant, elle semble immobile, mais elle tourbillonne à toute vitesse. Son museau d’acier frotte sur le ciment, elle ronronne. Elle se déplace au grès des aspérités de la dalle. Le moindre obstacle la fait dévier de sa route. Elle demeure en équilibre pendant un long moment, puis, elle perd de la vitesse, fait quelques embardées comme si la tête lui tournait, deux petits rebonds et se couche sur le coté. Vicente ramasse la toupie et me la rend.
- « Tu vois, qu’elle tourne ta toupie. Mais tu n’enroules pas ta « guitane » comme il faut (Il n’a pas dit pas la ficelle il dit la « guitane ») et ton geste pour la lancer n’est pas bon ».
Il m’a montré comment bien mettre la « guitane ». Il faut que ce soit serré régulièrement autour du corps de la toupie. Pour le geste il m’explique que l’on fait comme si on voulait lancer un caillou pour un ricochet et vite ramener la main en arrière à toute vitesse pour dérouler la cordelette. A une des extrémités de la ficelle il fait une petite boucle qu’il me passe au majeur de la main droite.
- « Tu enlèveras la boucle quand tu sauras bien jeter ta toupie, sinon tes copains diront que tu envoies ta toupie « à la fille » ».
J’ai dit oui. Devant lui je fais un, puis deux, puis trois essais un peu lamentables mais je perçois que les choses vont mieux. A la quatrième tentative, la toupie tombe sur son axe. Elle tournicote maladroitement mais c’est un progrès qui me gonfle de fierté. Pour moi, l’espoir renaît. Je tourne mon regard vers mon mentor. Il a son pouce droit levé et il cligne de l’œil pour dire que c’est bien. Il appelle le gamin qui fait du vélo. Ils partent. Je vois s’éloigner mon professeur de toupie.
Toute la fin de l’après-midi je m’exerce consciencieusement en respectant les commandements de Monsieur Vicente : « Guitane » bien serrée régulièrement, geste sec. Maintenant je réussis à presque tous les coups et ma toupie ondule et virevolte comme il se doit. Alors, j’enlève la boucle autour du doigt et ça marche toujours. La prochaine étape c’est de pouvoir glisser mes doigts écartés sous la toupie quand elle tourbillonne et la récupérer sur la paume de ma main. Mais ça, c’est une autre histoire !