Au marché de Bab-El-oued, il faut dépasser l’antre de Blanchette et obliquer vers la droite pour atteindre le magnifique étal d’Amidou. Pour moi, c’est l’endroit le plus intéressant du marché. Quoi de plus beau, pour un enfant de huit ou neuf ans que ce bazar en plein air. Amidou œuvre sous un grand parasol sombre, presque noir. Perché sur une caisse en bois, il trône au centre de son commerce. Il se ménage un étroit passage afin de pouvoir quitter sa citadelle et circuler autour de son royaume pour monter le fonctionnement d’un article ou rectifier l’agencement de sa marchandise. Son étal, savamment organisé, offre une profusion d’ustensiles et d’objets que l’on peut, sans contrainte aucune, regarder, examiner, palper.
Les râpes à fromage, les lacets, les bouchons, les filets à provisions, les multiples couteaux et autres éplucheurs de légumes, les boites de cirage, les décapsuleurs, les tire-bouchons, les cubes de savons, les grosses boite d’allumettes, les martinets aux lanières de cuir inquiétantes, les petits outils, les moulins à café, les égouttoirs en métal brillant ou en plastique coloré, les cuillers de bois, les couffins, les couscoussiers, les gamelles « à étages » pour manger à l’atelier ou au chantier, les récipients de toutes sortes forment des zones où il est obligatoire de fouiner pour trouver ce que l’on cherche. Il vend même de l’élastique carré qui me fait baver d’envie. Cet élastique indispensable à la fabrication d’un lance-pierre. Pour l’instant, inutile de rêver. Ni ma grand-mère ni personne d’autre de la famille ne contribuera à la confection d’un « taouette » digne de ce nom. Trop dangereux un lance-pierre, ça ne fait que crever les yeux des autres enfants !
« Chez Amidou on trouve de tout ». Ce cri, Amidou le lance à intervalle régulier pour éveiller l’intérêt du flot qui circule autour de son commerce. C’est sa marque de fabrique. En vrai bateleur il captive son public de la voix et du geste. Seul Mezrar, avec sa jambe de bois et qui vend de la mercerie à une autre place du marché, peut tenter de rivaliser avec lui pour attirer et retenir le client.
Amidou ne se contente pas de signaler l’excellence de sa marchandise comme le font les vendeurs de légumes ou de poissons. Non, il vous félicitera pour l’acquisition d’une nouvelle râpe à gruyère qui modifiera votre vie et celle de votre famille. Il s’active, va de l’un à l’autre et vante sans relâche les qualités de ses produits. L’argent des ventes est avalé par un petit coffret de fer dont il laisse retomber le couvercle produisant un bruit sec qui rythme la cadence des achats.
Mais, à mes yeux, ce sont les longues baleines de sa gigantesque ombrelle qui supportent les trésors les plus inestimables. A chaque armature tendant la toile pendouillent de modestes jouets. Ils sont suspendus à un crochet, retenus par un fil de fer ou tassés dans des filets. Cordes à sauter avec des poignées de bois décorées de cercles de couleurs. Poupées et baigneurs aux sourires figés et aux bras tendus. Ballons de toutes tailles pour le foot ou les jeux de plages. Toupies de bois et, pour les petits, toupies ronflantes métalliques aux flans arrondis et garnis de sujets enfantins. Voitures à friction ou à clé aux personnages dessinés sur les vitres et le pare-brise. Sacs de billes en terre ou en verre, osselets (quatre gris et un rouge) dans leurs boites en plastique transparent. Bâtons de pâte à modeler enveloppés et scellé dans du rhodoïd cristal. Harmonicas rudimentaires dont la peinture rouge ou bleue déteint parfois sur les lèvres. Révolvers de cow-boy vendus avec un ou deux rouleaux de pétards que l’on range dans le barillet. La sèche détonation s’accompagne d’une légère fumée grise à l’odeur piquante. Pour les moins sophistiqués, des pistolets noirs en métal embouti, on glisse l’amorce en forme de confettis avec une charge de poudre en son centre, directement dans le logement recevant le percuteur. Depuis quelques temps une nouveauté vient se rajouter. Ce sont les Houla Hoop, grands cercles rigides en plastique, que les filles font danser autour de la taille.
Depuis plusieurs minutes, je guigne un magnifique petit pistolet à flèche fixé au centre d’un carton rectangulaire décoré de scènes du Far-West aux couleurs agressives. A gauche, un cow-boy, en grande tenue cabre son cheval. A droite, retenues par de petits élastiques, trois flèches de bois avec des embouts de caoutchouc rouge. Au dessus un bison cerné par des indiens porte une cible dessiné sur le flanc. Je n’ai pas du me battre longtemps pour convaincre ma grand-mère de m’acheter cette merveille. J’ai simplement promis de ne pas amener cette « arme » à la placette. « Et oui, m’affirme-t-elle, si l’embout de caoutchouc s’enlève on peut crever l’œil d’un enfant ! » Toujours ce foutu œil crevé…A croire que Bab-El-Oued est la capitale des gamins borgnes !
« Chez Amidou on trouve de tout », l’appel nous suit alors que nous quittons son royaume. Le reste des achats me semble long. Même la dernière halte chez « Rouget », pour prendre des sardines ne me réjouit pas. D’habitude l’examen des différentes sortes de poissons alignés, bouches ouvertes, sur l’étal me captive. Aujourd’hui c’est l’ultime station de mon chemin de croix. J’ai hâte d’être à la maison pour déballer précautionneusement mon pistolet et commencer mon entrainement de chasseur de bisons.