samedi 6 octobre 2007

La calentita

Il est sorti de la boulangerie en poussant son cri. Il porte sur son épaule gauche une grande plaque noire retirée à l’instant du four. Pour éviter de se brûler il a posé un morceau de sac de jute, plusieurs fois replié sur lui-même, qui couvre la base du cou et descend vers le bras. Sa main droite aussi est enroulée dans une étoffe car elle maintien l’équilibre du tout. Il s’accroupit au niveau d’un piétement de bois formé de deux tréteaux reliés par deux larges longes de cuir brun. D’un coup d’épaule il glisse la plaque sur l’ensemble de bois. Sur un coté du support, des feuilles de papier blanc sont pendues à un grand clou. De l’autre coté, sur une petite étagère branlante tenue par une vis papillon, sont posées une salière confectionnée dans une boite de lait pour bébé et une poivrière issue d’un bricolage identique. Seuls le nombre de trous dans les couvercles diffère. Sa charge en sécurité, le porteur se débarrasse du sac plié sur son cou et le tissu qui protégeait sa main devient une sorte de tablier qu’il coince dans la ceinture de son pantalon de boulanger. Il pousse de nouveau son cri «Calentita caliente ! Calentita caliente ! ». Cette fois il accompagne son appel lancé à pleine gorge en frappant le rebord du plateau avec une spatule de fer au manche de bois éclaté et réparé par de minutieux entrelacs de fil de fer. C’est un claquement sec, plein de caractère semblable au bruit des talons des danseuses espagnoles. Un profane pourrait s’étonner que le vendeur, ayant déjà devant lui plus de clients que de parts qu’il pourra tirer de sa production, lance quand même le cri destiné à prévenir le chaland. Tout cela fait partie du rituel de la dégustation de la calentita. Rien ne doit être rajouté, mais rien ne doit être soustrait.
La cérémonie peut enfin commencer. Penché au dessus de la plaque, avec une précision de géomètre et une habilité de chirurgien le vendeur entreprend la découpe des parts. En premier dans le sens de la longueur par un geste long et appuyé, puis dans la largeur, le coude plié en équerre. Chaque fois qu’il atteint un bord, avant de recommencer un nouveau trait, il frappe fermement son couteau contre le rebord, pour le reprendre bien en main. La farine de pois chiches est cuite parfaitement. On le perçoit à la façon dont la lame pénètre cette sorte de flan compact et au fait qu’elle ressorte sans la moindre trace de pâte. D’un geste nerveux du poignet le vendeur a glissé la spatule sous la première part puis en deux raclements du fond de la plaque il sort une portion. Dans sa masse la calentita est d’une belle couleur légèrement jaune paille. En surface sa robe se pare d’auréoles plus ou moins foncées allant du jaune soutenu au brun franc. Toutes ces indices prouvent la maîtrise du temps de cuisson. En échange d’une pièce de vingt centimes (Je parle en anciens francs d’avant les nouveaux francs qui précédèrent l’Euro !) il sert un beau et lourd parallélépipède de calentita soigneusement déposé sur une feuille de papier blanc. Sel et poivre assaisonnent le morceau suivant les désirs de chacun. Le support en papier, bien trop mince pour préserver de la chaleur, oblige parfois à faire glisser alternativement la portion de la main droite vers la main gauche. Cette jonglerie improvisée peut se terminer par une chute qui déclenche rire et quolibets de clients qui patientent encore pour être servis.
Pour détacher la première bouchée on mord précautionneusement. Si l’on sent que c’est encore trop chaud il vaut mieux ne pas finir son geste et laisser les traces de ses incisives dans la pâte, plutôt que de subir une brûlure tenace. Quand la bonne température est atteinte, le plaisir commence. Le sel et le poivre déposés à la surface jouent parfaitement leur rôle d’avant-garde et excitent vos papilles. La bouchée devient immédiatement onctueuse, soyeuse comme une purée. Alors, graduellement, s’exprime le caractère du pois chiche. Sur la langue c’est une saveur un peu cuivrée proche de celui de la noisette mais sans le coté sucré. On doit en profiter immédiatement car elle s’évapore rapidement. Quand on a la chance d’avoir un angle on profite d’un mince et plat cordon de pâte qui a grillé en escaladant les rebords du plat de fer. Son craquement sous la dent est un petit délice supplémentaire.
Pour le pois chiche la calentita est un bon moyen de s’exprimer totalement. Dans les autres plats ou il est convié, ce légume sec participe à la réussite de l’ensemble sans pouvoir sortir véritablement du lot. Même dans les différentes salades ou purées dont il est l’acteur principal, il est un peu chahuté par les autres ingrédients et les huiles qui servent à relever ces préparations.
Comme sa sœur la Socca ou les panisses ses cousins, la calentita est une fille de la Méditerranée et elle connaît ses enfants. Elle est simple et efficace. Elle va à l’essentiel, elle calme la faim. Comme tous ceux qui pratiquent la vraie générosité, la calentita a du tact. Elle sait qu’elle est un plat de pauvre, mais pour ménager la susceptibilité de celui qu’elle nourrit, elle prend des allures de gâteau.
Voila, c’est fini, la plaque est vide et vous n’êtes pas servi. « J’ai une autre plaque au four » a promis le vendeur. « Dix minutes, pas plus ». Vous me permettez un conseil ? Attendez, ça vaut le coup !