samedi 6 octobre 2007

L'apéritif

On revient de la plage. Mon père a « fait des oursins ». Pour les ramener, nous les avons mis dans le sac des affaires de plage. Un grand sac à rayures orange et blanche que ma mère a confectionné. On a vidé le sac sur la table de la cuisine. Les épines sombres et violacées s’agitent encore. Ma grand-mère décrète que l’on va manquer de pain pour tous ces oursins et mon oncle se propose d’aller en chercher. –« Je viens avec toi tonton ». Le temps de sauter dans mes « mévas » et je le rattrape dans la cage d’escalier. Dans la rue il fait encore chaud car la brise de mer qui se lève ne s’est pas encore faufilée dans l’avenue de la Bouzaréah. La boulangerie allait fermer, mais il reste un pain que je porte comme un trophée en traversant la rue. Sur le trottoir mon oncle pose sa main sur ma tête et déclare :- « Viens, je te paye l’apéritif ». Il me tire par l’épaule et je me retrouve dans le café. C’est ma première fois. On se dirige vers le comptoir. Mon oncle me soulève pour que je puisse m’asseoir sur un grand tabouret à l’angle du bar. Tonton prend une anisette et, pour moi, le serveur dose un sirop d’orgeat dans un verre identique à celui de mon oncle. C’est comme si on buvait pareil. Puis une dame sortie de derrière un rideau fait avec des perles de bois de toutes les couleurs installe des petits ramequins pleins de kémia. Des olives vertes et noires, des carottes à la juive, des cacahuètes grillées avec leur petite peau fine et brunâtre, des variantes gorgées de vinaigre, des tramousses nacrées, des bliblis dorés et craquants, des poivrons au four et de la soubressade. La dame revient et pose devant moi un petit charlot en céramique qui tire son chapeau et sa tête est pleine de cures-dents en bois. Mon oncle discute avec Gaby, un de ses copains car il a besoin d’une pièce en cuivre pour son petit voilier.
C’est bien l’apéritif au café. On déguste les mêmes choses qu’a la maison mais personne ne vous dit : « Mâche bien les olives ! » « Attention de ne pas avaler le noyau ! » « Ne prend pas les carottes dans ce plat, c’est les piquantes ! » « Tu t’es gavé de cacahuètes, tu vas rien manger ce soir ! » « Tu arrêtes avec les variantes, c’est plein de vinaigre tu vas être malade ! » « Mange pas la peau de la soubressade ! ».
Tout en puisant alternativement dans chaque plat je me délecte du spectacle. Tout le monde fume, ou presque et ça fait un reflet bleuté qui s’étire entre le sol et le plafond. Dans le fond du bistrot se joue une partie de baby-foot serrée. Les joueurs sont cassés en deux au-dessus des barres qui portent les figurines de bois. Ils se redressent brusquement quand ils ont tiré ou bien bloqué un but ou une passe. C’est la fin. Au geste rageur et dégoûté que fait l’un d’eux pour repousser les boules rouges qui marquent le score on comprend qui vient de perdre. Le groupe se retrouve au bar et commande une nouvelle tournée. Les gagnants chahutent les perdants qui invoquent une déveine implacable. La place au baby ne reste disponible que quelques secondes. Claquement sec de la tirette. Chute des boules. Un s’essuie les mains sur son pantalon, l’autre enlève ses lunettes et les glisse dans sa poche de chemise. Un nouvel affrontement peut avoir lieu.
Tous ces hommes parlent haut et fort. Les mains et les bras s’agitent pour mieux souligner la discussion. Parfois, au dessus de cet océan de bruit, surgit une vague plus forte que les autres. C’est un grand éclat de rire à la fin d’une histoire ou un surnom crié pour saluer l’entrée d’un habitué.
Mon oncle me redescend de mon tabouret. -« Allez, on file, sinon on va se faire incendier ». Dommage il reste encore plein de kémia dans les raviers.
On grimpe les escaliers en courant. Arrivée devant la porte de l’appartement mon oncle trace un « X » sur sa bouche avec son index, ça veut dire ne rien raconter de notre escapade au bistrot. On scelle notre pacte de silence par un « tape cinq ». On sonne. Mémé vient ouvrir. Tonton dit qu’il avait fallu « aller à Dache » pour trouver du pain à cette heure. J’ai bien vu que ma grand-mère Ascencion ne l’avait pas cru. C’est normal, c’est sa mère, moi aussi je n’arrive pas à mentir à ma mère.