De loin ce qu’on perçoit en premier c’est un bourdonnement. Puis, au fur à mesure que l’on s’infiltre entre les étals, on s’enveloppe dans les entrelacs d’une clameur particulière. A l’arrêt, les sons vous parviennent clairs et identifiables un à un. Si l’on progresse, les cris, les appels, les exclamations, les protestations, les altercations, les vociférations, les braillements se chevauchent, se mélangent, se heurtent, s’emmêlent, se brouillent et produisent un bruissement constant. Les chocs de plateaux sur les balances, des poids sur les plateaux cadencent l’ensemble. La fusion de toutes ces sonorités enfante la voix du marché. Cette voix qui mettra tous vos autres sens en éveil.
Elle insistera sur les couleurs.
« Bien rouges les tomates, bien rouges. Les tomates pour la sauce. Pour la macaronnade »
Elle désignera les poids et les formes.
« C’est de la bonne orange à confiture, de la grosse peau, bien lourde, bien ronde »
Elle soulignera les odeurs.
« Respire ce persil arabe ! Respire comme il sent bon !»
Elle incitera à comparer les saveurs.
« Tenez, goûtez les olives cassées, j’ai ouvert la jarre ce matin ! »
« Fais manger une amande au petit ! »
Tout au long de votre déambulation au milieu des étals elle cheminera à vos cotés. Pour ne pas vous lasser elle aura recours à un artifice singulier. Elle vous fera croire qu’elle est multiple alors qu’elle est unique. Elle mélangera l’espagnol, l’italien l’arabe et le français dans un sabir dont elle seul possède la clé.
« Ahmed, kédech les artichauts ? »
« Les gros raviolis come mamma il fatto, come alla casa »
« Espere un poco ! j’peux pas servir dix personnes à la fois »
« Caliente calentita ! Caliente »
Glorifiera la viande ou les volailles
« Mon steak il est tendre comme du beurre. Tu rentres chez toi, tu peux jeter tes couteaux ! »
Exaltera le poisson.
« SI vous voulez du poisson plus frais faut aller le manger dans la mer ! »
Elle usera des images les plus improbables pour vanter les qualités de ses produits.
« Mes figues tellement elles sont bonnes c’est les mêmes qu’on mange au paradis ! »
Elle vous rappellera les règles qui régissent le marché.
« Voilà bon poids pour les bonnes clientes ! »
« Madame, t’es la pour tripoter tous les fruits ou pour les acheter »
Cette voix nous ne pouvons plus l’entendre. Nous sommes trop loin d’elle. Nous percevons, d’autres voix sur d’autres marchés. Elles nous disent les mêmes choses mais avec d’autres termes, d’autres accents, d’autres intonations. Ce n’est pas dérisoire d’être nostalgique d’une voix car ce n’est pas n’importe quelle voix. C’est celle de notre marché de Bab-El-Oued .