lundi 22 octobre 2007

Les rameaux


Nous sommes le dimanche des Rameaux.
C’est une cérémonie importante et particulière. Importante car elle marque une date dans la liturgie catholique. Ce dernier dimanche de Carême rappelle l’entrée triomphale de Jésus dans Jérusalem et débute la Semaine Sainte. Dimanche prochain, ce sera Paques. Particulière car, ici, en Algérie, les enfants n’agitent pas forcément des branchettes d’olivier, de buis ou de palmier. Ils viennent à l’office avec un singulier rameau artificiel, en fait un support à confiseries. Il faut imaginer une tige d’environ soixante centimètres de hauteur servant d’axe à des branches partant perpendiculairement et supportant des friandises accrochées à leur extrémité. Poule, lapin, œuf en chocolat, fruits confits, pâte de fruits, bonbons et surtout le fameux paquet de fausse cigarettes elles aussi en chocolat. L’armature reçoit un habillage et des garnitures en papier coloré ou argenté. Cette décoration ajoute au coté festif de l’ensemble. Avec cette curieuse pratique, certains peuvent percevoir une sorte d’intrusion païenne dans le rite catholique, mais n’est-ce pas simplement un prétexte supplémentaire pour faire plaisir aux enfants. Ils rejoignent l’église en portant précautionneusement leurs rameaux. Pour les plus jeunes un adulte se charge de l’objet. Les gamins, affichent une volonté de fer pour résister au plaisir d’une dégustation prématurée. Tous n’ont pas la même détermination et, parfois, des grignotages hâtifs ruinent la belle harmonie de cette cérémonie.
Je vous livre l’histoire qui suit telle qu’on me l’a rapportée. Elle se passe en 1957 ou 1958 devant l’église Saint Louis. Depuis un bon quart d’heure, toutes les rues menant vers l’église canalisent un flot de familles que l’édifice arrête comme un barrage naturel. Tout le monde est sur son trente et un. Chaque famille couve sa descendance d’un regard satisfait, fière et protecteur. Sur le parvis de l’église on immortalise cette journée par la photo traditionnelle. Le pivot de cette affaire se nomme Henry. Il a neuf ou dix ans. Sa mère, son père et sa jeune sœur de six ans complètent le tableau. Voilà donc nos quatre protagonistes au seuil d’un incident qui laissera trace dans la mémoire familiale. La maman reste attentive à la jeune sœur d’Henri. Six ans c’est encore jeune pour trimbaler ce fichu rameau. Et puis, la fillette a besoin qu’on rectifie un peu sa tenue. A proximité, le papa converse avec un groupe d’amis. Henry est donc livré à lui-même malgré que ses parents soient à deux pas de lui. Il a pris ses précautions le petit Henry, mais une sournoise envie de faire pipi l’envahit. Il perçoit bien qu’il ne pourra pas maîtriser la chose jusqu'à la fin de l’office.
Maman est la, occupée avec sa jeune sœur et papa discute encore. Il n’hésite pas un instant. Il cale son rameau contre le mur de l’église. Prend un départ foudroyant. Trouve un recoin discret. Fait son pipi et revient à son point de départ. La mère n’a pas bougé, toujours occupée avec sa fille. Henry va reprendre son rameau. Malheur de Malheur. Pratiquement toutes les branches sont dépouillées de leurs garnitures. Plus de poules, plus de mandarine et d’orange confites, plus d’œufs à la liqueur, plus de paquet de fausse cigarettes, plus de bonbons fondants. Seules deux branches du bas portent encore à leurs extrémités un minuscule lapin et un paquet de boules à la crème. Elles sont lamentables ces ramures délestées de leurs gourmandises. La consternation envahit Henry. Avant même que sa surprise se transforme en accablement, sa mère se retourne et découvre les dommages. « Henry ! » Hurle-t-elle. « Mais il a le diable au corps cet enfant ! ». Pour elle, il n’y a aucun doute. Henry s’est goinfré de friandises avant l’heure. Elle cède la pauvre mère. L’énervement matinal consécutif a la préparation de la famille s’ajoute à la soudaine contrariété suscitée par le constat de cet acte de voracité quasi-blasphématoire. Elle arme son bras droit en portant sa main loin derrière elle. La claque part. Henry tétanisé par la situation ne tente même pas un geste pour esquiver le coup. Il reçoit la plus remarquable gifle de ce dimanche des rameaux. La bouche ouverte, dans une plainte muette, il pleure. Sa joue gauche se colore en vermillon. De belles larmes larges comme le pouce dégoulinent sur son visage. Il manque d’air.
Quand il retrouve son souffle, entre deux sanglots, il explique la situation à sa mère. Et oui, il est innocent le petit. Il est victime d’un larcin. Sa mère l’admet. Pas une seule trace de chocolat ni autour de la bouche, ni sur les mains. Aucun emballage à proximité et, dans le laps de temps pendant lequel sa mère l’a quitté des yeux, aucun enfant n’aurait pu ingurgiter une telle quantité de friandise. La maman sert son Henry dans ces bras. Il sanglote sur l’épaule de sa mère qui elle-même pleure un peu. Mais Henry n’éprouve aucun ressentiment. Peut-on avoir de la rancune quand on perçoit que maman souffre encore plus que vous. Les larmes se tarissent de part et d’autre. Sa mère promet « Dés la fin de la messe, on ira vite t’en acheter une autre » Elle continue « Tant pis ! Il ne sera pas béni ». Que son rameau soit consacré ou pas, Henry s’en moque un peu. Qu’il soit complet, est, pour lui, la seule chose qui compte ! Henry fait oui de la tête. Il perçoit rapidement tous les avantages que sa situation d’innocent accusé à tort avec exécution immédiate de la sentence lui procurera toute la journée.
Henry m’a rapporté cette histoire voilà déjà quelques années. Il a précisé. « Ma gifle des rameaux est devenue un classique dans notre famille. Il n’y a pas une réunion familiale où cette méprise ne soit pas évoquée. Maman est bien âgée maintenant. Certains souvenirs lui échappent, mais pas le hold-up de mon rameau ni la baffe que je me suis ramassé à tort.»