mercredi 31 octobre 2007

La voix


De loin ce qu’on perçoit en premier c’est un bourdonnement. Puis, au fur à mesure que l’on s’infiltre entre les étals, on s’enveloppe dans les entrelacs d’une clameur particulière. A l’arrêt, les sons vous parviennent clairs et identifiables un à un. Si l’on progresse, les cris, les appels, les exclamations, les protestations, les altercations, les vociférations, les braillements se chevauchent, se mélangent, se heurtent, s’emmêlent, se brouillent et produisent un bruissement constant. Les chocs de plateaux sur les balances, des poids sur les plateaux cadencent l’ensemble. La fusion de toutes ces sonorités enfante la voix du marché. Cette voix qui mettra tous vos autres sens en éveil.
Elle insistera sur les couleurs.
« Bien rouges les tomates, bien rouges. Les tomates pour la sauce. Pour la macaronnade »
Elle désignera les poids et les formes.
« C’est de la bonne orange à confiture, de la grosse peau, bien lourde, bien ronde »
Elle soulignera les odeurs.
« Respire ce persil arabe ! Respire comme il sent bon !»
Elle incitera à comparer les saveurs.
« Tenez, goûtez les olives cassées, j’ai ouvert la jarre ce matin ! »
« Fais manger une amande au petit ! »
Tout au long de votre déambulation au milieu des étals elle cheminera à vos cotés. Pour ne pas vous lasser elle aura recours à un artifice singulier. Elle vous fera croire qu’elle est multiple alors qu’elle est unique. Elle mélangera l’espagnol, l’italien l’arabe et le français dans un sabir dont elle seul possède la clé.
« Ahmed, kédech les artichauts ? »
« Les gros raviolis come mamma il fatto, come alla casa »
« Espere un poco ! j’peux pas servir dix personnes à la fois »
« Caliente calentita ! Caliente »
Glorifiera la viande ou les volailles
« Mon steak il est tendre comme du beurre. Tu rentres chez toi, tu peux jeter tes couteaux ! »
Exaltera le poisson.
« SI vous voulez du poisson plus frais faut aller le manger dans la mer ! »
Elle usera des images les plus improbables pour vanter les qualités de ses produits.
« Mes figues tellement elles sont bonnes c’est les mêmes qu’on mange au paradis ! »
Elle vous rappellera les règles qui régissent le marché.
« Voilà bon poids pour les bonnes clientes ! »
« Madame, t’es la pour tripoter tous les fruits ou pour les acheter »
Cette voix nous ne pouvons plus l’entendre. Nous sommes trop loin d’elle. Nous percevons, d’autres voix sur d’autres marchés. Elles nous disent les mêmes choses mais avec d’autres termes, d’autres accents, d’autres intonations. Ce n’est pas dérisoire d’être nostalgique d’une voix car ce n’est pas n’importe quelle voix. C’est celle de notre marché de Bab-El-Oued .

lundi 22 octobre 2007

Les rameaux


Nous sommes le dimanche des Rameaux.
C’est une cérémonie importante et particulière. Importante car elle marque une date dans la liturgie catholique. Ce dernier dimanche de Carême rappelle l’entrée triomphale de Jésus dans Jérusalem et débute la Semaine Sainte. Dimanche prochain, ce sera Paques. Particulière car, ici, en Algérie, les enfants n’agitent pas forcément des branchettes d’olivier, de buis ou de palmier. Ils viennent à l’office avec un singulier rameau artificiel, en fait un support à confiseries. Il faut imaginer une tige d’environ soixante centimètres de hauteur servant d’axe à des branches partant perpendiculairement et supportant des friandises accrochées à leur extrémité. Poule, lapin, œuf en chocolat, fruits confits, pâte de fruits, bonbons et surtout le fameux paquet de fausse cigarettes elles aussi en chocolat. L’armature reçoit un habillage et des garnitures en papier coloré ou argenté. Cette décoration ajoute au coté festif de l’ensemble. Avec cette curieuse pratique, certains peuvent percevoir une sorte d’intrusion païenne dans le rite catholique, mais n’est-ce pas simplement un prétexte supplémentaire pour faire plaisir aux enfants. Ils rejoignent l’église en portant précautionneusement leurs rameaux. Pour les plus jeunes un adulte se charge de l’objet. Les gamins, affichent une volonté de fer pour résister au plaisir d’une dégustation prématurée. Tous n’ont pas la même détermination et, parfois, des grignotages hâtifs ruinent la belle harmonie de cette cérémonie.
Je vous livre l’histoire qui suit telle qu’on me l’a rapportée. Elle se passe en 1957 ou 1958 devant l’église Saint Louis. Depuis un bon quart d’heure, toutes les rues menant vers l’église canalisent un flot de familles que l’édifice arrête comme un barrage naturel. Tout le monde est sur son trente et un. Chaque famille couve sa descendance d’un regard satisfait, fière et protecteur. Sur le parvis de l’église on immortalise cette journée par la photo traditionnelle. Le pivot de cette affaire se nomme Henry. Il a neuf ou dix ans. Sa mère, son père et sa jeune sœur de six ans complètent le tableau. Voilà donc nos quatre protagonistes au seuil d’un incident qui laissera trace dans la mémoire familiale. La maman reste attentive à la jeune sœur d’Henri. Six ans c’est encore jeune pour trimbaler ce fichu rameau. Et puis, la fillette a besoin qu’on rectifie un peu sa tenue. A proximité, le papa converse avec un groupe d’amis. Henry est donc livré à lui-même malgré que ses parents soient à deux pas de lui. Il a pris ses précautions le petit Henry, mais une sournoise envie de faire pipi l’envahit. Il perçoit bien qu’il ne pourra pas maîtriser la chose jusqu'à la fin de l’office.
Maman est la, occupée avec sa jeune sœur et papa discute encore. Il n’hésite pas un instant. Il cale son rameau contre le mur de l’église. Prend un départ foudroyant. Trouve un recoin discret. Fait son pipi et revient à son point de départ. La mère n’a pas bougé, toujours occupée avec sa fille. Henry va reprendre son rameau. Malheur de Malheur. Pratiquement toutes les branches sont dépouillées de leurs garnitures. Plus de poules, plus de mandarine et d’orange confites, plus d’œufs à la liqueur, plus de paquet de fausse cigarettes, plus de bonbons fondants. Seules deux branches du bas portent encore à leurs extrémités un minuscule lapin et un paquet de boules à la crème. Elles sont lamentables ces ramures délestées de leurs gourmandises. La consternation envahit Henry. Avant même que sa surprise se transforme en accablement, sa mère se retourne et découvre les dommages. « Henry ! » Hurle-t-elle. « Mais il a le diable au corps cet enfant ! ». Pour elle, il n’y a aucun doute. Henry s’est goinfré de friandises avant l’heure. Elle cède la pauvre mère. L’énervement matinal consécutif a la préparation de la famille s’ajoute à la soudaine contrariété suscitée par le constat de cet acte de voracité quasi-blasphématoire. Elle arme son bras droit en portant sa main loin derrière elle. La claque part. Henry tétanisé par la situation ne tente même pas un geste pour esquiver le coup. Il reçoit la plus remarquable gifle de ce dimanche des rameaux. La bouche ouverte, dans une plainte muette, il pleure. Sa joue gauche se colore en vermillon. De belles larmes larges comme le pouce dégoulinent sur son visage. Il manque d’air.
Quand il retrouve son souffle, entre deux sanglots, il explique la situation à sa mère. Et oui, il est innocent le petit. Il est victime d’un larcin. Sa mère l’admet. Pas une seule trace de chocolat ni autour de la bouche, ni sur les mains. Aucun emballage à proximité et, dans le laps de temps pendant lequel sa mère l’a quitté des yeux, aucun enfant n’aurait pu ingurgiter une telle quantité de friandise. La maman sert son Henry dans ces bras. Il sanglote sur l’épaule de sa mère qui elle-même pleure un peu. Mais Henry n’éprouve aucun ressentiment. Peut-on avoir de la rancune quand on perçoit que maman souffre encore plus que vous. Les larmes se tarissent de part et d’autre. Sa mère promet « Dés la fin de la messe, on ira vite t’en acheter une autre » Elle continue « Tant pis ! Il ne sera pas béni ». Que son rameau soit consacré ou pas, Henry s’en moque un peu. Qu’il soit complet, est, pour lui, la seule chose qui compte ! Henry fait oui de la tête. Il perçoit rapidement tous les avantages que sa situation d’innocent accusé à tort avec exécution immédiate de la sentence lui procurera toute la journée.
Henry m’a rapporté cette histoire voilà déjà quelques années. Il a précisé. « Ma gifle des rameaux est devenue un classique dans notre famille. Il n’y a pas une réunion familiale où cette méprise ne soit pas évoquée. Maman est bien âgée maintenant. Certains souvenirs lui échappent, mais pas le hold-up de mon rameau ni la baffe que je me suis ramassé à tort.»

vendredi 19 octobre 2007

Les oursins

Trois pyramides sombres, sur trois grands plats ovales occupent le centre de la table. Un arôme singulier, franc et plaisant s’en dégage. C’est un parfum de mer, comme le soir au bord de l’eau quand, après une journée de chaleur, tout le rivage exhale ses odeurs. Ma grand-mère et maman, munies chacune d’une paire de ciseaux pointus ont découpé la partie supérieur de leurs carapaces sphériques armées de piquants. Avec un geste sec du poignet elles les ont secouées pour vider l’intérieur de ce l’on ne mange pas. « Ils sont bien pleins » constate ma grand-mère
Les oursins c’est le moyen idéal d’oublier que le dimanche se termine. Mon père en a ramassé plein pendant notre après-midi de baignade. Il est allé un peu plus loin que d’habitude. Au bout de la pointe des rochers. Je suis encore trop petit pour l’accompagner, c’est ce qu’il m’a dit. Sur la plage, maman, un peu soucieuse, s’est plusieurs fois levée pour guetter son retour. Quand elle regarde au loin elle me demande «Tu vois papa ? ». Enfin elle constate avec soulagement : « Voilà ton père qui revient ! » Pour ne pas que les oursins s’abîment en attendant l’heure du retour, papa a immergé le sac en coinçant la corde sous un gros caillou
Maintenant ils trônent sur notre table, à notre merci. Dans chaque oursin, cinq tranches d’une belle couleur corail tapissent les parois de la coque. Elles partent du centre et remontent sur les bords. Dans leur petite coupelle naturelle, elles s’offrent à la dégustation. Elles forment une étoile exquise qu’il faudra savourer précautionneusement. Au préalable, je prépare quelques languettes de pain un peu comme pour les œufs à la coque. Je prends une tranche de pain assez fine qui servira à cueillir « la langue » orange un peu granuleuse. Je la place en bas de « la langue » et je remonte en vrillant un peu le poignet. Il faut avoir le coup de main car ce bout de chair est fragile. S’il s’échappe du morceau de pain et tombe sur les piquants c’est terminé…
Entre la chair délicate de l’oursin et le croustillant de pain c’est un admirable mariage des contraires. Quand vous croquez le tout, un goût iodé submerge votre palais. Profitez de cette saveur délicate, sans agressivité qui se diffuse lentement et persiste. Pour ceux qui sont un peu maladroits, ou qui ne veulent pas trop se gaver de pain, il n’est pas interdit de se servir d’une cuillère à café pour extirper la langue de chair hors de la coque.
Chacun se sert dans les plats tout en commentant la dégustation en cours. Tout y passe: le bouquet, l’épaisseur et la beauté des tons colorés des tranches. L’inimitable fraîcheur. Papa parle de l’endroit ou il les a ramassés. Il nous décrit la clarté des fonds et la relative facilité de sa cueillette grâce à ses nouvelles palmes.
Nous en avons terminé avec ces pauvres oursins. Les restes de notre festin filent à la poubelle. .« J’aurai pu en faire plus » dit papa. Maman affirme que « Non, non comme ça c’était suffisant ». Elle s’inquiète trop quand son mari s’éloigne de la plage.
Ah, j’avais oublié de vous dire que mon père avait « fait » aussi trois petits poulpes. Mémé est en train de la cuisiner. Comme ils sont jeunes, donc encore assez tendres, elle les a simplement coupés en petits morceaux et les fait prestement griller. Encore un régal !

mercredi 17 octobre 2007

Une parcelle de mémoire.

Il est environ deux heures de l’après-midi. En ce début d’été la chaleur nous tient en otage. Elle s’est installée depuis plusieurs jours. Elle tyrannise tout ce qui vit. La crainte de l’affronter vide les rues. Les façades sont aveugles avec leurs volets clos. Seul le bord de mer offre une alternative acceptable à la déraison du mercure.
A la placette Lelièvre le petit groupe d’enfants que nous sommes préfère l’ombre du kiosque à la fournaise de l’esplanade. Un de nous dit «Y’a un « kilo » qui arrive ! » (C’est par ce nom que nous désignons les ivrognes et les clochards). Nous avons regardé dans la direction indiquée par son doigt.
Ce clochard, je l’ai déjà croisé. C’est une sorte d’artiste. Au fond de sa détresse demeure un peu de fierté. Une flamme petite et vacillante. Une veilleuse dérisoire qui lui interdit de prendre sans rien donner en échange. En effet, dès qu’il perçoit un petit groupe de personne et la possibilité d’obtenir quelques centimes ou une ou deux cigarettes, ce personnage chante. D’une voix éraillée il interprète de petites ritournelles humoristiques de quelques mesures
Il progresse lentement. La côte est rude pour lui. Sa marche manque d’équilibre. Par ce temps, comment fait-il pour supporter sa lourde capote militaire kaki ? Deux ou trois poupées, certainement récupérées dans les poubelles, sont accrochées à son habit autour de sa ceinture et sur sa poitrine. Il porte, pendu à son épaule au moyen d’une ficelle, un petit sac de sport en toile. Au bout de ses bras, un cageot contient quelques fruits et légumes provenant des rebus du marché. Il fait halte à l’angle de la rue de Chateaudun et de la rue Jean-Jaures, sur le trottoir menant à l’école en face de la placette. Avec des gestes lents et mesurés saturés par la boisson, il dépose son cageot et se débarrasse de son sac. Il est à une place stratégique. A cette intersection, si les gens passent, il ne manquera pas de public.
Nous sommes quelques gosses à le regarder du haut des escaliers de la placette. Il nous a vus, mais il sait que nous sommes désargentés alors il nous ignore et reste muet.
Malheureusement, personne ne vient. Il est trop tard ou trop tôt et la rue demeure désespérément vide. Cette vaine attente lui fait perdre son combat contre la chaleur et l’alcool. Il renonce. Il appuie son dos contre le mur. Se laisse couler le long de la pierre jusqu'à se retrouver assis par terre. Il incline sa tête vers sa poitrine, croise ses bras sur ses genoux et y pose son front. Il ne bouge plus. Il dort.
Je n’ai jamais su son surnom, à plus forte raison son nom. Je ne revois pas son visage, juste une maigre et longue silhouette couverte par une capote militaire crasseuse avec des poupées accrochées au tissu. J’ai l’impression que c’est un vieil homme, mais il est souvent difficile de donner un age à ces errants.
Pourquoi ai-je eu besoin d’évoquer ce reflet, installé dans mes souvenirs. Un demi-siècle après il n’a pas lâché prise. Depuis toutes ces années, il dort, dans la chaleur de l’été, à l’angle de ces rues.
Certainement parce qu’il faisait parti de ce tout que nous formions. Il tenait sa place dans ce mélange de races, d’ethnies, de nationalité, de religions, de statut social, d’opinions politique caractérisant Bab-El-Oued. Nous avons tous dans nos mémoires un ou plusieurs de ces fantômes broyés par la destinée. Ils ont frôlés nos vies et leur particularité a laissé son empreinte dans nos mémoires. Suivant le personnage et la situation nous les avons aidés, raillés ou pire, consignés dans une cruelle indifférence.
Pour moi, le manque d’Algérie se traduit par un puzzle que je m’évertue à reconstituer souvenir après souvenir, émotion après émotion. Dans ce puzzle, il n’y a pas de pièce mineure. Je prends donc le temps de poser celle-ci à la place qui lui revient.

samedi 13 octobre 2007

Une longue amitié


Ce sont deux femmes âgées, assises dans l’ombre protectrice des hauts murs blancs d’une cour carrelée de larges tomettes rouges. Elles parlent d’une voie contenue pour ne pas réveiller deux jeunes enfants qui dorment, côte à côte, sur un petit matelas recouvert d’une étoffe aux motifs colorés et zigzagants. Entre elles, sur une table basse, une cafetière parfume encore un peu l’endroit, Dans une assiette, du miel suinte d’un morceau de zlabia comme la sève d’une branche brisée.
Elles discutent de la vie. De ces faits importants ou pas qui accompagnent leurs existences et bâtissent leurs quotidiens. Le prix des figues au marché. Le dernier siroco. La bonne poule achetée chez Khader et qui a fait deux repas. La couleur du coupon de tissu chez Moatti. Le mariage de la fille de Candida. La mort de l’un, la naissance de l’autre. Elles comparent leurs expériences. Elles s’échangent des adresses, comme des secrets. Elles passent en revue leurs souvenirs communs pour mieux les ancrer dans leur mémoire. Elles resplendissent de bonheur quand elles évoquent leurs petits enfants. Elles sont humbles quand elles parlent d’elles, mais, pour la petite fille ou le petit fils, elles se haussent d’une taille, leurs yeux brillent et elles perdent toute objectivité. Elles basculent dans cette fierté émouvante qui contamine toutes les grands-mères du monde. Elles installent des moments de silence quand, sur le petit matelas, les enfants s’agitent. Puis quand elles sont certaines que le sommeil n’est pas brisé elles reprennent la conversation avec leurs voix comme des prières.
Dans le calme de cette cour elles semblent si proches l’une de l’autre qu’elles paraissent être sœurs. Sœurs elles le sont forcément un peu. Elles se connaissent depuis longtemps. Depuis l’époque de leur jeunesse à plus de quarante années de là. Durant tout ce temps elles ont partagé joies et peines. Tout ce qui a blessé le cœur de l’une a égratigné celui de l’autre. Le rire de l’une a fait sourire l’autre. Elles ont échangé des présents au mariage des enfants. Pour combattre la maladie ou accompagner un mort, chacune a imploré Dieu pour la famille de l’autre.
Les hauts murs blancs isolent cette cour. La chaleur étouffe la ville, mais ici il fait encore frais. La rumeur acide des affrontements naissants dans le pays ne parvient pas à troubler le calme de cette sorte de cloître. Là le temps ne vous pousse pas dans le dos. Ici rien ne peut arriver. Peut-on espérer un meilleur endroit pour discourir sur la vie ?
Elles bavardent, mais ne sont pas inactives. Une coud l’ourlet d’un pantalon, l’autre tricote une layette en laine bleue. Une porte à son cou la main de Fatma, l’autre une fine croix d’or.
Leurs façons de vivre ne sont pas totalement identiques. Pour chacune d’elle il y a la force de la tradition, la différence des religions, le poids des préjugés et les exigences de la communauté. Ce sont des femmes simples. Elles s’attachent à ce qui peut les unir et se détournent de ce qui peut les diviser.
Elles vivent en harmonie, respectueuses l’une de l’autre, protégées par les hauts murs blancs. Tout est paisible… Hélas, plus pour très longtemps.

lundi 8 octobre 2007

La carriole


Je reviens des commissions. On m’a envoyé chez Juliette Arnaud (La Baronne de la Placette comme dit pépé) prendre des yaourts. J’ai posé l’argent et les petits pots de verre consignés sur le comptoir et je suis reparti avec mes achats. En revenant j’aperçois un « grand » des classes de fin d’étude qui remonte la rue Jean Jaurès en tirant sa superbe carriole. Elle est magistralement construite. La rumeur le disait mais la réalité dépasse ce qu’on peut imaginer. Ce qui surprend ce n’est pas le fait qu’elle soit peinte d’un rouge sombre presque brun ou qu’une tige de fer plat fixée sur le coté droit de la planche fasse office de frein, non, c’est la grosseur des roulements qui servent de roues ! Ils sont énormes et font bien deux à trois fois la taille de ceux que l’on trouve habituellement sur ce genre d’engin. Le « grand» s’arrête. Il s’accroupit sur le trottoir, juste un peu plus haut que l’entrée de l’Ecole Jean Jaurès. Il sort de sa poche un boite de tabac à priser et l’ouvre. Avec son doigt, il puise à l’intérieur une noix de graisse rouge qu’il étale avec attention sur les billes des roulements. Je me suis assis sur le perron de l’immeuble de mes grands-parents et j’admire la machine de l’autre coté de la rue. Le «grand» s’aperçoit que je l’observe. Il termine minutieusement son graissage, se lève, traverse la rue en tirant sa carriole et s’approche de moi.
:-« Toi aussi t’es dans cette école ». De son index il désigne l’entrée du bâtiment scolaire. J’ai répondu que oui. Pour lever toute ambiguïté j’ai vite rajouté que j’étais au cours élémentaire 2eme année afin qu’il ne me prenne pas pour un « petit ». Il s’assoit à coté de moi, sur les marches et, le pied posé sur la planche, imprime un va et vient à son bolide. Le graissage a fait son œuvre car aucun bruit ne parvient des essieux.
- « Tu les as eu où les roulements ? »
- « C’est mon frère, le grand, il travaille à l’aviation. Mais j’ai du attendre, c’est pas tous le jours qu’on peut en avoir de cette taille »
- « Elle va vite ? »
- « Tu rigoles ou quoi ? J’ai été obligé de mettre un frein ! ». pour appuyer cette évidence, il tapote sur la barre de fer plat.
Effectivement c’est une preuve de grande vitesse. Les autres, sur leurs machines communes étendent les pieds de chaque coté de l’essieu avant et freinent avec leurs talons. Je me suis levé pour faire le tour de l’engin. Les roulements, contrairement à toutes les autres carrioles que j’ai vues, ne sont pas rentrés en force sur la barre de bois servant d’essieu. Là, ils sont bloqués par une languette de métal, fixée sur le bois au moyen d’une vis. Pour la direction, ce n’est pas un vulgaire gros clou recourbé qui sert d’axe, mais un gros boulon et son écrou. Je donnerais bien mon vélo pour posséder une aussi belle carriole, mais mes parents ne voudront jamais. Déjà, comme pour anticiper une éventuelle demande de ma part, le cercle familial m’a raconté toutes sortes d’histoire sur les conducteurs de ces engins. Chaque narration se termine par l’accident, les bleus, les dents brisées, les jambes ou les bras cassés, l’amputation pour les plus téméraires (ceux qui tentaient de passer sous le tram), et la mort pour les plus malchanceux. Cette évidente concertation indique un refus de me voir évoluer sur une planche à roulette et, la famille faisant bloc, je sais que nulle part je ne trouverai un appui ou quelqu’un pour plaider ma cause. L’évocation de mon avenir bouché de pilote de carriole doit transparaître sur mon visage car le «grand» me propose soudain : « Tu veux l’essayer ? ». je n’ai hésité qu’un très court instant. J’ai dit oui tout en cachant mon filet et mes yaourts derrière la porte d’entrée de l’immeuble.
« Attention aux voitures » a dit le «grand», « Je siffle quand tu peux y aller! » Il s’est placé un peu plus bas dans la rue. J’ai tiré la carriole jusqu'à l’angle de la rue Cardinal Verdier. Le cœur battant me voila installé sur la planche, la corde bien en main. Le «grand» siffle dans ses doigts. C’est le signal. Avec mes pieds je pousse pour démarrer le bolide, puis je les replace sur l’essieu avant. Je prends immédiatement de la vitesse. Un virage à gauche pour tourner devant chez Coco et Riri et entrer dans la rue qui longe la placette. Je continue sur mon élan encore pendant quelques mètres et je stoppe. Mon initiation a été de courte durée, mais intense ! Le «grand» me rejoint un fier sourire sur son visage. « T’y as vu comme elle roule ! Et en plus c’est pas une grosse pente ! » Je retarde le plus possible l’instant ou il faudra que je me lève pour qu’il récupère son bien. Voilà c’est fait, je ne suis plus sur la carriole et son propriétaire remonte déjà la rue traînant mon rêve derrière lui. J’ai récupéré mes yaourts, grimpé l’escalier en vitesse.
« Tu es tout rouge » a constaté mon grand-père. J’ai eu envie de dire que je venais de faire de la carriole, que j’avais tous mes membres intacts, que je n’étais pas mort et que je venais de passer un sacré bon moment mais ce n’est pas un aveu à faire aux adultes. J’ai juste répondu que j’avais couru.
Je ne sais même plus si j’ai dit merci à mon copain. Peut-être pas. Avec ce court trajet, sur un bout de trottoir, le «grand», m’a offert de quoi me forger un magnifique souvenir de gosse. Bien entendu, avec les années, dans mon esprit, la carriole est devenue de plus en plus belle et a roulé de plus en plus vite. Je n’y peux rien, personne n’y peut rien, c’est la caractéristique des souvenirs heureux, ils embellissent avec le temps.

samedi 6 octobre 2007

Le Muet

La sonnerie libère toute l’énergie des classes de l’école primaire Lelièvre. Habituellement, c’est un bel éparpillement turbulent dans les rues adjacentes, la placette ou une course vers le magasin de Madame Tuduri (Coco & Riri pour les anciens !). Cette fois, la majorité du flot oblique directement vers la placette, repoussant, à plus tard, le goûter qui attend à la maison, l’achat de bibérine ou de réglisse car le Muet est là. Le Muet c’est notre héros. Un vrai héros qui existe, que nous pouvons approcher et qui se plie à nos jeux avec gentillesse et bonhomie. C’est un colosse, une montagne de muscles. Pas de ces muscles de cinéma, non, du vrai muscle, plein de force. Du muscle construit par la vie et le travail.
Quand la chaleur et la fatigue nous forcent à abandonner nos sempiternelles parties de foot, nous nous installons dans l’ombre du kiosque. Là, il nous arrive parfois de parler de lui. Nous le comparons aux personnages qui peuplent nos bandes dessinées. Nos conclusions sont toujours les mêmes: aucun de nos héros de papier ne peut rivaliser avec le Muet.
On dit « le Muet », mais finalement il parle beaucoup. Pas des mots, pas des phrases car la nature lui refuse cette faculté. Il a son propre langage que nous comprenons parfaitement. Il mélange des sons inarticulés à une gestuelle précise parfaitement adaptée à chaque situation. Son handicap disparaît derrière ses dons de mime.
Nous faisons cercle autour du Muet. Il faut jouer des coudes pour se retrouver au premier rang afin d’être choisi car c’est un privilège, une référence. Il sait ce que nous attendons, des tours de force dont nous serons ses assistants.
Le Muet montre du doigt deux spectateurs et plie son bras droit en équerre. De son autre main il frappe son avant bras. Tout le monde comprend. Les désignés doivent se cramponner à lui et unir leurs forces pour l’empêcher de les soulever. Les voilà agrippés au bras du Muet, pesant de tout leur poids. Il les laisse espérer un instant, puis, doucement, les soulève sans le moindre effort apparent puis les repose à terre. Le Muet a un grand sourire qui accompagne un geste traduisant la fatalité. Ses yeux disent en riant : « Alors, les gosses, on croyait pouvoir vaincre le Muet ! Bah ! Vous n’êtes pas les premiers à avoir eu cette prétention ». Il passe à une autre démonstration et réclame d’autres volontaires. Autour de lui, chacun lève le doigt pour être remarqué. C’est une joyeuse cohue.
Je récupère mon cartable et je cavale chez mes grands-parents. A peine la porte passée j’annonce la nouvelle « Le Muet fait la force sur la placette ! ». Pour prouver mes dires, j’entraîne mon grand-père sur le balcon. De là, on voit tout. L’attroupement n’a pas perdu de son volume. Au centre, le Muet continue ses exploits. L’assistance admirative ponctue de rires et d’acclamations chacune de ses actions. Maintenant ce ne sont plus simplement des enfants qui composent son public. Plusieurs adultes ont rejoint le cercle et ce ne sont pas les moins empressés à manifester leur satisfaction. Ce n’est pas une exhibition. Nous ne considérons pas le Muet comme une bête curieuse ou comme un phénomène de foire. Un échange plein de respect mutuel s’établit entre les enfants et cet adulte. Il pourrait utiliser sa puissance pour être craint, il préfère s’en servir pour divertir les mômes. Vous ne trouverez aucune prétention dans cette démonstration de force, mais, sur son sourire et au fond de ses yeux vous percevrez tout le bonheur qu’il ressent à nous amuser. Cette manière de participer à la vie communautaire a élevé le Muet au rang de « figure du quartier ». En plus, sans le savoir, quelques décennies avant la prise de conscience collective sur le handicap, le Muet nous enseignait, à sa façon, comment accepter et apprécier la différence. Au bout d’un moment, le Muet lève ses deux mains ouvertes, paumes en avant au niveau de son visage et les agite pour signifier que c’est fini. Pour souligner sa décision il fait le geste de s’essuyer le front comme pour se débarrasser d’un flot de sueur. Il doit encore serrer un bon nombre de mains, puis, il part, vers la Basseta d’un petit trot sportif.
Avec mon grand-père nous quittons le balcon. Demain, à l’école, ceux qui ont eu la chance d’être choisis raconteront et raconteront encore leurs affrontements perdus d’avance avec le Muet.

La calentita

Il est sorti de la boulangerie en poussant son cri. Il porte sur son épaule gauche une grande plaque noire retirée à l’instant du four. Pour éviter de se brûler il a posé un morceau de sac de jute, plusieurs fois replié sur lui-même, qui couvre la base du cou et descend vers le bras. Sa main droite aussi est enroulée dans une étoffe car elle maintien l’équilibre du tout. Il s’accroupit au niveau d’un piétement de bois formé de deux tréteaux reliés par deux larges longes de cuir brun. D’un coup d’épaule il glisse la plaque sur l’ensemble de bois. Sur un coté du support, des feuilles de papier blanc sont pendues à un grand clou. De l’autre coté, sur une petite étagère branlante tenue par une vis papillon, sont posées une salière confectionnée dans une boite de lait pour bébé et une poivrière issue d’un bricolage identique. Seuls le nombre de trous dans les couvercles diffère. Sa charge en sécurité, le porteur se débarrasse du sac plié sur son cou et le tissu qui protégeait sa main devient une sorte de tablier qu’il coince dans la ceinture de son pantalon de boulanger. Il pousse de nouveau son cri «Calentita caliente ! Calentita caliente ! ». Cette fois il accompagne son appel lancé à pleine gorge en frappant le rebord du plateau avec une spatule de fer au manche de bois éclaté et réparé par de minutieux entrelacs de fil de fer. C’est un claquement sec, plein de caractère semblable au bruit des talons des danseuses espagnoles. Un profane pourrait s’étonner que le vendeur, ayant déjà devant lui plus de clients que de parts qu’il pourra tirer de sa production, lance quand même le cri destiné à prévenir le chaland. Tout cela fait partie du rituel de la dégustation de la calentita. Rien ne doit être rajouté, mais rien ne doit être soustrait.
La cérémonie peut enfin commencer. Penché au dessus de la plaque, avec une précision de géomètre et une habilité de chirurgien le vendeur entreprend la découpe des parts. En premier dans le sens de la longueur par un geste long et appuyé, puis dans la largeur, le coude plié en équerre. Chaque fois qu’il atteint un bord, avant de recommencer un nouveau trait, il frappe fermement son couteau contre le rebord, pour le reprendre bien en main. La farine de pois chiches est cuite parfaitement. On le perçoit à la façon dont la lame pénètre cette sorte de flan compact et au fait qu’elle ressorte sans la moindre trace de pâte. D’un geste nerveux du poignet le vendeur a glissé la spatule sous la première part puis en deux raclements du fond de la plaque il sort une portion. Dans sa masse la calentita est d’une belle couleur légèrement jaune paille. En surface sa robe se pare d’auréoles plus ou moins foncées allant du jaune soutenu au brun franc. Toutes ces indices prouvent la maîtrise du temps de cuisson. En échange d’une pièce de vingt centimes (Je parle en anciens francs d’avant les nouveaux francs qui précédèrent l’Euro !) il sert un beau et lourd parallélépipède de calentita soigneusement déposé sur une feuille de papier blanc. Sel et poivre assaisonnent le morceau suivant les désirs de chacun. Le support en papier, bien trop mince pour préserver de la chaleur, oblige parfois à faire glisser alternativement la portion de la main droite vers la main gauche. Cette jonglerie improvisée peut se terminer par une chute qui déclenche rire et quolibets de clients qui patientent encore pour être servis.
Pour détacher la première bouchée on mord précautionneusement. Si l’on sent que c’est encore trop chaud il vaut mieux ne pas finir son geste et laisser les traces de ses incisives dans la pâte, plutôt que de subir une brûlure tenace. Quand la bonne température est atteinte, le plaisir commence. Le sel et le poivre déposés à la surface jouent parfaitement leur rôle d’avant-garde et excitent vos papilles. La bouchée devient immédiatement onctueuse, soyeuse comme une purée. Alors, graduellement, s’exprime le caractère du pois chiche. Sur la langue c’est une saveur un peu cuivrée proche de celui de la noisette mais sans le coté sucré. On doit en profiter immédiatement car elle s’évapore rapidement. Quand on a la chance d’avoir un angle on profite d’un mince et plat cordon de pâte qui a grillé en escaladant les rebords du plat de fer. Son craquement sous la dent est un petit délice supplémentaire.
Pour le pois chiche la calentita est un bon moyen de s’exprimer totalement. Dans les autres plats ou il est convié, ce légume sec participe à la réussite de l’ensemble sans pouvoir sortir véritablement du lot. Même dans les différentes salades ou purées dont il est l’acteur principal, il est un peu chahuté par les autres ingrédients et les huiles qui servent à relever ces préparations.
Comme sa sœur la Socca ou les panisses ses cousins, la calentita est une fille de la Méditerranée et elle connaît ses enfants. Elle est simple et efficace. Elle va à l’essentiel, elle calme la faim. Comme tous ceux qui pratiquent la vraie générosité, la calentita a du tact. Elle sait qu’elle est un plat de pauvre, mais pour ménager la susceptibilité de celui qu’elle nourrit, elle prend des allures de gâteau.
Voila, c’est fini, la plaque est vide et vous n’êtes pas servi. « J’ai une autre plaque au four » a promis le vendeur. « Dix minutes, pas plus ». Vous me permettez un conseil ? Attendez, ça vaut le coup !

Le repas à la plage

Aujourd’hui, réveil de bon matin car nous allons manger à la plage. Dans le couloir, alignés contre le mur, patientent déjà le sac des affaires de bain, le parasol, le siège pliant de mémé. Il ne manque que le « cabacette » du casse-croûte. Il sera bientôt prêt, grand-mère termine de le remplir. Maman a passé une belle robe pleine de couleurs. Papa en short, achève de se raser et part chercher notre Dauphine au garage.
On s’en va. Je tiens ma bouée à la main. C’est une chambre à air de roue de Vespa. Pour l’enfiler, il faut que je dresse mes bras bien serrés en l’air et que je la fasse glisser le long du corps en me contorsionnant un peu. Ce n’est pas simple, mais efficace car je ne crains pas de passer au travers. Le coffre de la voiture absorbe tout notre matériel. Nous voilà sur la route de la Trappe après avoir fait un court détour par la rue Marquis de Montcalm où des amis nous attendent à côté de leur voiture. Tout le long du trajet mes parents chantent. Attention ils ne se contentent pas d’entendre un air à la radio ou sur un disque puis de le répéter. Non, eux ils chantent dans une chorale. La chorale Jean-Claude. C’est pour moi une grande source de fierté. Leurs voix entourent ma vie d’une résonance rassurante. Chaque fois que la situation le permet, consciencieusement, ils peaufinent les morceaux qu’ils sont en train de travailler. Après quelques couplets et refrains nous sommes arrivés. On quitte la route goudronnée pour prendre le chemin qui conduit à la mer. Papa concentre toute son attention pour ne pas ensabler la voiture. On arrive prés des cabanons, construits face à la mer en suivant une grande courbe qui épouse la forme de la plage. Je suis impatient d’aller à l’eau, mais les adultes n’en finissent pas de se saluer. Rolande et Joseph, qui nous reçoivent, font les honneurs des lieux, forcément, ça rajoute à l’attente. Enfin, nous allons nous baigner. C’est le calme plat. Des vagues amicales déposent régulièrement un petit liseré d’écume en lisière de plage. Le temps se fait oublier. La chaleur, la lumière, le paysage, la proximité et la disponibilité de multiples moments de joies simples se liguent pour anesthésier nos sens. Plus tard, quand nous serons privés de cette vie, nos souvenirs, comptables incorruptibles, dresseront le bilan de nos bonheurs perdus et nous souffrirons de ne pas les avoir évaluer à leurs justes valeurs. Pour l’instant, tout est la, rien ne manque à notre farouche volonté d’être heureux. Le rire d’un ami. La chaleur du sable. Le geste d’un enfant. Le poisson péché. La vague léchant le corps. Le bruit du gravier sous le ressac. L’eau fraîche bue à la régalade. Les jeux cent fois ré-inventés. L’ombre apaisante d’une touffe de roseaux. Le baiser salé d’une mère. La vue d’une voile au loin. La marche lente et précautionneuse sur les rochers. Le cri aigu et faussement courroucé de l’éclaboussé. Les épaules du père en guise de plongeoir. Un filet de brise comme une caresse à travers la chaleur. La photo où tous se regroupent. L’aïeul, la main posée en visière au-dessus d’un regard usé.
Midi survient, les ombres ont disparu. Un soleil excessif et un appétit aiguisé nous font battre en retraite et vident la plage. Sous la claie en roseau de la véranda du cabanon, la table aligne les victuailles. Bien sur, chacune des familles présentes jure ses grands dieux qu’elle n’a presque rien apporté. Pourtant des cocas obèses voisinent avec les sardines en escabèche. Il faut faire de la place pour l’énorme assiette de poivrons grillés. Les pâtés à la soubressade partagent leur espace vital avec un demi boutifar. Un énorme saladier où cohabitent tomates, petits oignons, anchois et œufs durs soutient l’incontournable plat où les crevettes roses dessinent une rosace. Des mantécao, leurs crânes brunis de cannelle se préparent pour le dessert. Le vin de la Trappe réjouit les adultes, pour nous, les gosses c’est du Selecto. Un désordre joyeux règle le repas. Les plats et les assiettes passent de main en main. Les compliments aux cuisinières se font la bouche pleine, comme une preuve de sincérité. Les conversations se télescopent. Une anecdote en entraîne une autre. Les souvenirs s’extirpent des mémoires. Les désirs, les craintes et les projets fanfaronnent en défiant l’avenir. Les rires, les exclamations, les mimiques, les « tape-cinq » brodent une guirlande qui encercle et enjolive le tout.
Le repas terminé, la table nette à nouveau, le calme occupe le terrain. Ceux qui ne dorment pas, accoudés à la table, parlent à voix basse une tasse de café à la main. Les chaises longues et les pliants se font accueillant pour les autres. Au-dessus de la tête des dormeurs, l’ombre offerte par les canisses favorise cette parenthèse apaisante. La véranda s’improvise sanctuaire. Ce presque silence agit comme un baume qui s’impose en contrepartie nécessaire aux tumultes du repas.
La digestion achevée, nous retournons sur la plage renouveler nos plaisirs du matin. Puis, le soleil décline. Il faut partir et c’est l’instant des derniers saluts, des ultimes embrassades. Je tape bien mes pieds avant de rentrer dans la voiture pour ne pas y mettre du sable.
La communion païenne du plaisir de la plage s’achève une nouvelle fois. Nous venons de déposer nos offrandes sur l’autel du bonheur. Notre culte à la vie a certainement offensé d’autres Dieux rancuniers à qui nous le payerons plus tard.

La Folle

Elle dérive entre les étals du marché de Bab-El-Oued. Malgré la chaleur de ce début d’été elle est caparaçonnée dans un lourd manteau de laine bleue. Ses lèvres balbutient des mots feutrés que nul ne peut entendre. La tête jetée en arrière elle rit silencieusement des ses inaudibles monologues. Ses mains griffent l’étoffe dans les poches du manteau. On perçoit le cliquetis de ses bracelets qui s’entrechoquent. Son regard porte au loin et glisse sur les choses et les gens. Si on la frôle, elle laisse échapper une douce plainte, avance de quelques pas courts et rapides et s’immobilise un instant. Le contact avec ses semblables semble la brûler comme un acide. Son calme revenu, elle reprend sa déambulation et ses conversations intérieures. Elle est encore jeune. Elle n’achète rien, ne quémande rien, ne s’adresse à personne. Sur son passage, son comportement ne déclenche ni sourire, ni raillerie, ni agacement. Elle n’a rien de commun avec ces figures du quartier qui doivent leurs renommés à des comportements excessifs.
Ma grand-mère Ascencion et moi sommes devant chez Mezrar en train de payer une bobine de coton à repriser. La Folle est à deux pas de nous. Je crains de la voir nous heurter. Je ne la perds pas des yeux afin d’anticiper un éventuel contact. Le temps de reprendre notre monnaie et de glisser le coton dans un de nos paniers en paille tressée, elle s’éloigne. « C’est triste ! » Dit une très grosse dame à ma grand-mère en parlant de la Folle. « Elle a perdu son mari, son fils et sa mère à cause des évènements. La douleur l’a rendue folle ». Grand-mère et la très grosse dame se lancent dans une conversation sur les « évènements ». Pendant toute leur discussion, j’inspecte minutieusement la foule pour essayer de repérer la Folle. Elle n’est plus là. Nous terminons notre circuit dans le marché sans la croiser de nouveau. Disparue la Folle. Notre dernière station c’est chez kadher pour prendre des œufs. Ils seront ainsi placés tout au-dessus des autres achats et ne craindront rien dans nos paniers pleins. Nous retournons à la maison. J’emporte avec moi l’image troublante de cette ombre.
Le lendemain et les jours suivants pas de Folle au marché. J’ai longtemps guetté le manteau bleu mais je n’ai jamais revu cette femme. Son errance l’a transportée ailleurs où elle a du continuer ses conversations imaginaires nées de son propre calvaire.
A cette époque, je n’ai pas osé parler de la Folle aux adultes de ma famille. Je discernais qu’ils mettaient tout en œuvre pour me protéger des violences qui martyrisaient de plus en plus l’Algérie. Parler de la Folle, c’était prendre le risque d’évoquer le sujet. Pourtant, j’aurai voulu comprendre comment la douleur peut conduire à la folie. Pour moi la douleur c’était la chute sur le gravier et le genou couronné, la dent de lait qui s’attarde et qu’il faut arracher, l’épine d’oursin dans le pied. Bon tout cela n’est pas agréable mais de là à rendre fou !
Plus tard, le raisonnement aidant, j’ai su ce qui était arrivé à cette femme. Nos affrontements avaient fait plus que la tuer. Ils l’avaient transformée en une pauvre épave dont l’esprit clos ne pouvait plus recevoir de compassion, prononcer de pardon, exprimer la douleur ou entretenir le souvenir salvateur. Une vie privée de conscience dans un enfer plus terrible que la mort. Qui peut mériter cela ? Quelle cause peut exiger ce tribu ?
J’ignore à quelle communauté appartenait la Folle et quelles étaient ses origines et c’est mieux ainsi. De cette façon, si cette pensée que j’oriente vers elle lui parvient, elle le sera dans une fraternelle clarté dénuée de réflexe partisan. A près d’un demi-siècle de distance, c’est l’unique et dérisoire chose que je puisse faire pour elle.

Le beignet arabe

Blanchette, d’un geste mesuré, cueille une poignée de pâte blanche, presque laiteuse dans une grande bassine à coté de lui. C’est un magicien et un jongleur à qui la matière obéit. En quelques secondes, ses doigts habiles qui s’agitent par saccades régulières, viennent de transformer la boule en un disque de la largeur d’une main. Comme pour tous les gestes répétés mille fois la difficulté semble absente, mais ne vous y trompez pas, l’exercice est complexe. Devant lui, dans un large récipient circulaire, l’huile bout. Le disque de pâte est projeté dans la friture par un mouvement sec et précis. Au contact du liquide brûlant, se produit un chuintement et un petit brouillard odorant monte du beignet. A cet instant vous commencez à déguster votre beignet par les narines. Blanchette, avec une longue tige de fer imprime un mouvement circulaire au beignet pour bien répartir l’effet de la cuisson, puis dans le même geste, toujours avec sa pique, il le retourne pour frire l’autre coté. A cet instant ce sont vos yeux qui prennent le relais. Plongée dans le bain de friture la pâte a changé de couleur et de texture. Le bord du beignet s’est gonflé et distendu en un large bourrelet craquelé. Des bulles de pâte formées par la chaleur ont parsemé sa surface de petits cratères plus sombres. Une belle couleur brune augure du régal tout proche.
La cuisson finie, la pique transperce le beignet et l’agite afin d’évacuer l’huile à sa surface. Pour pouvoir tenir le disque brûlant, Blanchette le pose dans une feuille de papier repliée sur elle-même.
Vous pouvez, enfin, déguster la chose. On mord dans cette surface luisante qui enveloppe une mie blanche encore brûlante. La rapide plongée dans le bain bouillonnant a créé d’innombrables alvéoles qui rendent la pâte cuite souple et savoureuse. L’huile a laissé l’empreinte de son goût particulier. Un sorte d’amertume légère, un peu musquée et sans fadeur. La première bouchée arrachée au beignet roule dans la bouche et sa chaleur décuple l’alchimie onctueuse de cette simple préparation. Mais attention, si vous n’avez pas su attendre quelques instants il faudra arrondir votre bouche comme pour prononcer la lettre « O » et aspirer de l’air afin de ventiler votre palais et refroidir la bouchée brûlante qui s’y trouve. Cette légère brûlure fait aussi partie du plaisir. Au centre, là où la pâte est plus fine, c’est une mince paroi croustillante qui vient rajouter une saveur supplémentaire à la dégustation. Quand on la mord, elle se brise en d’innombrables morceaux. Cette délicieuse fragilité vous oblige à passer et repasser la langue sur vos lèvres pour récupérer les miettes collées. Le beignet est fini et la petite fringale qui vous tenaillait n’est plus. Seuls les commissures des lèvres et les doigts encore un peu gras trahissent votre gourmandise.
Les grands gastronomes souligneront qu’une simple pâte levée et frite dans l’huile ne peut être inscrite au grand livre de la gastronomie. On peut en convenir, mais ce n’est pas l’ambition du beignet arabe. Il est conscient et fier de sa rustique simplicité. Il ne prétend pas aux honneurs des grandes tables. Il préfère se produire dans de modestes échoppes. C’est un fidèle ami qui aime réjouir le peuple de la rue.

L'enterrement

Les premières sont les femmes. Par petit groupe elles s’approchent de l’église Saint-Joseph. Toutes de sombre vêtues avec une mantille ou un foulard sur la tête. Enroulé autour de la main qui tient le missel gonflé d’images pieuses, le chapelet familial. C’est important que ces femmes soient-la. Elles le savent et tiennent leurs places avec solennité. Il se forme des îlots qui, au gré des saluts qu’elles se portent, s’agglomèrent et grandissent. Elles se frôlent la main ou l’épaule dans des gestes apaisants. La fille agrippe le bras de sa vieille mère et, pour la soutenir, le tien serré contre son flanc. Bientôt nul ne pourra ignorer que cet après-midi il y a un enterrement.
Maintenant arrivent les hommes. Par hommage à celui qui n’est pas encore là ils ont endossé le costume des instants tristes. Ils regardent de droite et de gauche comme pour s’assurer que personne ne manque. Pour ne pas fendre la foule ils se saluent de loin en levant lentement le bras. Cette attente obéit à un ordre établi qu’ils ne veulent pas déranger. Ils n’ont pas de larmes ou tout du moins pas ici. C’est surprenant cette foule qui parle à voix basse, avec retenue alors que d’habitude le moindre petit groupe claironne et gesticule comme il sied à de bons méditerranéens. Les marches qui conduisent au parvis de l’église Saint-Joseph accueillent les proches de la famille. Là, les larmes des femmes coulent déjà. Un véhicule noir, barbare, lent, caparaçonné de fleurs s’approche et fait halte devant l’église. Il traîne la famille derrière lui. La veuve, soutenue par les enfants, s’accroche à eux comme pour ne pas être aspirée par sa douleur. Les couronnes mortuaires et leurs lettres en métal argenté ou doré disent les chagrins en des mots convenus. Le puissant soleil de ce début d’après-midi arrache des reflets aux vitres et à la carrosserie du monstre. C’est le même soleil qui, plus loin enveloppe les plages et réchauffe les baigneurs. Les cloches sonnent un rythme grave et lent. Six hommes, costume noir, cravate noire, casquette noire, sortent le cercueil. Gestes lents et automatiques. A la porte de l’Eglise, Castera, le prêtre s’avance. Le respect prend alors le visage d’une foule qui se fige. Un peu plus haut, sur la droite à la devanture du café les clients sortent et se découvrent. Les boulistes interrompent leurs parties comme si le heurt du fer contre le fer devenait indécent. Ceux qui sont assis se lèvent. Les enfants cessent leurs jeux. Le ballon est pris en main. Les courses stoppent. Les passants restent immobiles. Il n’y a que les martinets, insensibles à l’instant qui continuent leurs vols nerveux et imprévisibles. Le silence se mêle à la chaleur. Le drame imprègne chacun de nous. Un peu fade, déjà passée l’odeur des fleurs se répand. Le lourd coffre de bois tangue sur les épaules des porteurs. Ca fait comme un simulacre de barque. Le mort entre dans l’église. Le chagrin le suit pesant sur les épaules et les cœurs de ses proches. Puis, à pas lents, dans un cheminement méticuleux, tous s’engouffrent dans la nef pour montrer à celle qui reste combien celui qui part mérite qu’on chemine une dernière fois à ses cotés.
Les deux énormes battants de bois se ferment. C’est un signal qui dit « Allez, vous pouvez retourner chacun à vos occupations » Le café se remet à bruisser comme une ruche. Chapeaux et casquettes recouvrent les crânes. Les promenades reprennent. Un entre-deux fait redémarrer la partie de foot. Les boules cuivrées se heurtent de nouveau.
Je ne sais pas qui est mort et beaucoup, comme moi, l’ignorent. Il n’est pas utile qu’il soit connu de tous pour mériter notre hommage. Cela tient au fait que le peuple Pieds-Noirs s’est construit sur le déracinement. Issue de groupes différents nous avons bâti notre propre identité sur cette terre d’Algérie. Alors nous savons ce que vaut chaque individu et à quel point il est important pour la communauté. Notre respect n’est pas du à la crainte de la mort, c’est la reconnaissance de tout ce qu’a accompli celui ou celle qui part. Ce respect comme notre singulière exubérance, signent notre perpétuelle déclaration d’amour à la vie.

L'apéritif

On revient de la plage. Mon père a « fait des oursins ». Pour les ramener, nous les avons mis dans le sac des affaires de plage. Un grand sac à rayures orange et blanche que ma mère a confectionné. On a vidé le sac sur la table de la cuisine. Les épines sombres et violacées s’agitent encore. Ma grand-mère décrète que l’on va manquer de pain pour tous ces oursins et mon oncle se propose d’aller en chercher. –« Je viens avec toi tonton ». Le temps de sauter dans mes « mévas » et je le rattrape dans la cage d’escalier. Dans la rue il fait encore chaud car la brise de mer qui se lève ne s’est pas encore faufilée dans l’avenue de la Bouzaréah. La boulangerie allait fermer, mais il reste un pain que je porte comme un trophée en traversant la rue. Sur le trottoir mon oncle pose sa main sur ma tête et déclare :- « Viens, je te paye l’apéritif ». Il me tire par l’épaule et je me retrouve dans le café. C’est ma première fois. On se dirige vers le comptoir. Mon oncle me soulève pour que je puisse m’asseoir sur un grand tabouret à l’angle du bar. Tonton prend une anisette et, pour moi, le serveur dose un sirop d’orgeat dans un verre identique à celui de mon oncle. C’est comme si on buvait pareil. Puis une dame sortie de derrière un rideau fait avec des perles de bois de toutes les couleurs installe des petits ramequins pleins de kémia. Des olives vertes et noires, des carottes à la juive, des cacahuètes grillées avec leur petite peau fine et brunâtre, des variantes gorgées de vinaigre, des tramousses nacrées, des bliblis dorés et craquants, des poivrons au four et de la soubressade. La dame revient et pose devant moi un petit charlot en céramique qui tire son chapeau et sa tête est pleine de cures-dents en bois. Mon oncle discute avec Gaby, un de ses copains car il a besoin d’une pièce en cuivre pour son petit voilier.
C’est bien l’apéritif au café. On déguste les mêmes choses qu’a la maison mais personne ne vous dit : « Mâche bien les olives ! » « Attention de ne pas avaler le noyau ! » « Ne prend pas les carottes dans ce plat, c’est les piquantes ! » « Tu t’es gavé de cacahuètes, tu vas rien manger ce soir ! » « Tu arrêtes avec les variantes, c’est plein de vinaigre tu vas être malade ! » « Mange pas la peau de la soubressade ! ».
Tout en puisant alternativement dans chaque plat je me délecte du spectacle. Tout le monde fume, ou presque et ça fait un reflet bleuté qui s’étire entre le sol et le plafond. Dans le fond du bistrot se joue une partie de baby-foot serrée. Les joueurs sont cassés en deux au-dessus des barres qui portent les figurines de bois. Ils se redressent brusquement quand ils ont tiré ou bien bloqué un but ou une passe. C’est la fin. Au geste rageur et dégoûté que fait l’un d’eux pour repousser les boules rouges qui marquent le score on comprend qui vient de perdre. Le groupe se retrouve au bar et commande une nouvelle tournée. Les gagnants chahutent les perdants qui invoquent une déveine implacable. La place au baby ne reste disponible que quelques secondes. Claquement sec de la tirette. Chute des boules. Un s’essuie les mains sur son pantalon, l’autre enlève ses lunettes et les glisse dans sa poche de chemise. Un nouvel affrontement peut avoir lieu.
Tous ces hommes parlent haut et fort. Les mains et les bras s’agitent pour mieux souligner la discussion. Parfois, au dessus de cet océan de bruit, surgit une vague plus forte que les autres. C’est un grand éclat de rire à la fin d’une histoire ou un surnom crié pour saluer l’entrée d’un habitué.
Mon oncle me redescend de mon tabouret. -« Allez, on file, sinon on va se faire incendier ». Dommage il reste encore plein de kémia dans les raviers.
On grimpe les escaliers en courant. Arrivée devant la porte de l’appartement mon oncle trace un « X » sur sa bouche avec son index, ça veut dire ne rien raconter de notre escapade au bistrot. On scelle notre pacte de silence par un « tape cinq ». On sonne. Mémé vient ouvrir. Tonton dit qu’il avait fallu « aller à Dache » pour trouver du pain à cette heure. J’ai bien vu que ma grand-mère Ascencion ne l’avait pas cru. C’est normal, c’est sa mère, moi aussi je n’arrive pas à mentir à ma mère.

Le cimetière

-« Et tiens-toi bien ! » Ma grand-mère vient de me donner l’ultime conseil avant de passer le seuil du cimetière de Saint Eugène. Ce n’est pas rien le cimetière. C’est un lieu ou il faut être digne. La preuve, on m’a mis une bel chemise, de l’eau de Cologne et j’ai du me peigner. Nos morts sont-la. Une lourde pierre sur eux, comme pour les empêcher de partir une seconde fois. D’ici, on voit tout, c’est ce que tout le monde dit. Ce n’est que bien plus tard que j’ai réalisé à quel point la vue était magnifique. Cette colline qui ne peut se retenir de dévaler vers la mer. Cet horizon, ouvert à perte de vue. Une mer offerte comme un cadeau. La chaleur qui trouble les détails. Les maisons et les immeubles qui partent à l’assaut de la pente. L’odeur forte des plantes. Mais, à sept ans ce ne sont pas des choses que l’on remarque.
Depuis que je sais lire, j’aime bien accompagner ma grand-mère au cimetière. Je file entre les tombes, dans les différents secteurs du cimetière et je déchiffre les noms. On dirait la liste d’appel de la classe.
Aujourd’hui, nous sommes venus voir mon oncle Jean-Pierre, mon oncle paternel. Il est mort à la guerre, six ans avant ma naissance. Il est mort pour la France, c’est marqué sur la tombe. A chaque visite, le rituel est le même. Ma grand-mère pose un baiser sur sa main, ensuite elle caresse doucement la photo un peu bombée en émail. C’est la même photo que celle dans le cadre de cuir rouge foncé sur la cheminée de sa chambre.
Puis elle sort une petite éponge et des chiffons d’un sac en maille qu’elle a elle-même confectionné au crochet. C’est pour moi le signal d’aller jusqu'à la pompe et de rapporter un arrosoir en zinc. Il ne faut pas que je le remplisse entièrement car je ne pourrais pas le porter. Je le tiens loin de moi pour ne pas maculer ma chemise. Elle verse l’eau sur la tombe, doucement et elle nettoie la pierre par de petits frottements circulaires. Elle lave cette tombe comme elle lavait son fils quand il était bébé. Je vais chercher un autre arrosoir. C’est pour rincer. La chaleur chasse l’eau sur la dalle. Alors, cette toilette effectuée ma grand-mère s’assoit sur la pierre. C’est à cet instant que la dame est venue. On ne la connaît pas cette dame… jamais vue. Elle a juste posée une question à ma grand-mère :
- « C’est votre fils Madame ? » Ma grand-mère a répondu mais sans dire oui. Elle a juste bougé la tête et bloqué un sanglot.
- « Le mien est plus haut », a expliqué la dame. « Vingt ans… A Colmar ». Ma grand-mère s’est levée. Elle a pris la dame par le bras et elle a dit : « Allons le voir », puis elle s’est retournée vers la tombe en disant :-« Jean-Pierre, je reviens ». Nous sommes allés sur la tombe de la dame. La aussi c’est marqué « Mort pour la France ». Il s’appelle Baptiste. Elles ont parlé ensemble, doucement, comme pour se dire des secrets. Leurs mouchoirs roulés en boule bloquaient leurs larmes. C’était long. Je me suis assis sur une tombe et j’ai sorti une petite voiture de ma poche. Une dauphine. Je l’ai fait serpenter entre les lettres gravées sur la dalle.
Pendant ce temps la, en face de moi, deux mères innocentes subissaient la plus grande cruauté inventée par des Dieux déments : Perdre un enfant. Quand elles ont terminé d’échanger leurs malheurs nous sommes partis. On est passé récupérer le petit filet, l’éponge et les chiffons. On a dit au revoir à mon oncle et ma grand-mère a encore embrassé la photo.
La vie nous a rattrapés quand nous sommes sortis du cimetière. :-« Ne cours pas devant Pierre-Emile !». Je suis vite revenu auprès de ma grand-mère. Elle avait cessé de pleurer, mais ça faisait de grandes traces rouges sous ses yeux bleus. J’ai pris sa main et j’ai fait un petit baiser. Avant de remonter à la maison elle m’a emmené chez Coco et Riri. Madame Tuduri, derrière son comptoir, m’a affirmé que j’étais beau comme un astre. « On est allé au cimetière », j’ai répondu. J’ai eu droit à deux sachets de bibérine, un rouleau de réglisse avec un gros bonbon au centre, un coquillage à sucer et des cachous dans une petite boite en carton qui fait domino. C’est toujours comme ça quand on revient du cimetière.

mardi 2 octobre 2007

Les boulistes

Le boulodrome étirait ses différentes pistes sur un des cotés de la Place Lelièvre, juste derrière le kiosque. Quelques rares fois, le jeudi après-midi, tenant la main de mon grand-père, je franchissais le portail. Je n’allais guère plus loin. Je m’asseyais de suite à droite de la porte. Le fait d’être admis dans cet espace exigeait de ma part de me faire oublier car les enfants ne devaient pas en passer le seuil. C’était inconfortable, mais, être là, c’était autre chose qu’un match de foot ou une partie de billes dans la rigole de ciment.
Les boulistes étaient différents l’après-midi et le soir L’après-midi, c’étaient des « vieux », comme mon grand-père. A cette époque et à cet endroit être vieux ce n’était pas péjoratif ou discriminant. Au contraire, être vieux vous apportait respect et attention. Donc, vers dix neuf heures, les équipes changeaient de profil. Les parties se disputaient alors entre joueurs rentrant de travail.
Je préférais nettement l’ambiance de l’après-midi. Le soleil plombait le tuf recouvrant le terrain. Il s’en exhalait une odeur un peu acre. Le jeu obéissait à un rythme plus lent car la chaleur et l’age des joueurs ralentissaient chaque mouvement. Chacun s’épargnait une gesticulation inutile ce qui donnait à tous une solennité patriarcale. Joueurs et spectateurs étaient impeccables. Ils portaient la large casquette ou le béret qu’ils soulevaient à intervalles réguliers pour s’essuyer le crâne et le front. Le pantalon remontait haut sur le ventre. Dans ce quartier ouvrier certains n’avaient pas abandonné le « bleu de chauffe », pourtant l’on sentait que l’habit bleu, trop net, ne côtoyait plus le chantier ou l’atelier. Mais, au-dessus de tout ça il y avait le pliant. Allez savoir pourquoi, je rêvais d’un de ces petits pliants de toile à rayures multicolores et armature de bois. C’est avec envie que je les voyais s’installer aux endroits qu’ils jugeaient les meilleurs, soit pour l’ombre du kiosque, soit pour ne rien perdre des phases de jeu.
Avant chaque coup, le chiffon jaune ou le bout de peau de chamois débarrassait les boules d’une pellicule de poussière gris blanc. Par contre les chaussures et les espadrilles ne pouvaient y échapper. Quand un coup était joué, qu’il soit raté ou réussi, le juron du bouliste s’exprimait dans un souffle comme s’il avait du mal à passer la barrière des lèvres. L’assistance, elle, murmurait ses commentaires et parfois applaudissait. Cette pudeur s’expliquait certainement par le fait que, l’après-midi, la place Lelièvre, accueillait mamans et mamies et que, joueurs et spectateurs du boulodrome se contenaient pour ne pas heurter de chastes oreilles.
Le soir c’était une autre paire de manche. La placette se vidait et le boulodrome retrouvait une trivialité toute méditerranéenne. Du balcon de mes grands-parents dont l’appartement se situait juste au-dessus de chez Coco & Riri, j’entendais avec délectation tous ces jurons rageurs ou jubilatoires. Je faisais provision de toutes ses imprécations avec la ferme intention de m’en servir plus tard.