dimanche 23 décembre 2007

Le cerceau


A Bab-El-Oued, le jeu du cerceau ne se calque pas sur les images d’Epinal qui le représente comme une sage activité, pratiquée par des enfants modèles, vêtus comme des mannequins, dans des jardins publiques et des squares tirés au cordeau sous la vigilance d’une bonne d’enfant. Pour nous, enfants de ce quartier, c’est un amusement de la rue. Il consiste, à diriger un cerceau l’aide d’une fine tige de fer dont l’une des extrémités est tordue à angle droit. Voilà un plaisir totalement gratuit car, nos bolides sont, généralement, de vieilles jantes de vélo auxquelles nous supprimons les rayons afin de ne conserver que le cercle d’acier. A l’aide d’un caillou ou d’un marteau emprunté dans quelque caisse à outils familiale nous redressons l’épave tant bien que mal. Nous connaissons et apprécions l’inestimable plaisir de concevoir nos jouets. De générations en générations la technique se transmet, la pratique se perpétue, les règles évoluent et l’activité prend, peu à peu, le profil d’une tradition.
Notre divertissement a plusieurs variantes, mais principalement nous nous livrons à une course poursuite. L’un de nous prend la tête du groupe et le défi consiste à le suivre en passant exactement là ou il est passé. Si le cerceau perd son équilibre ou si l’obstacle n’est pas vaincu, il faut se placer à la fin de la file. La compétition peut se concevoir avec ou sans dépassement des autres concurrents. Il faut simplement que ce point de règlement soit précisé au départ. Les voies en pente qui filent vers la mer offrent des circuits de course particulièrement adaptés.
Par groupe de quatre ou cinq nous nous affrontons dans des parcours que nous décorons d’effets particulièrement sonores. Au bruit de ferraille aigrelette de nos roues nous ajoutons nos propres bruitages qui plantent le décor où notre imagination évolue. A pleins poumons nous sommes, suivant notre envie, une voiture de course ou bien « une moto de police » avec toute la gamme des accélérations et des freins. S’ajoutent à cette pluie de décibels les chamailleries, les explications et les réclamations dues aux chutes du cerceau ou à la place à intégrer dans la file. Nous essuyons souvent les remontrances des adultes qui s’exaspèrent de nos fréquents passages sous leurs fenêtres ou leurs balcons. Les terrasses des cafés où nos anciens savourent leurs parties de cartes, demeurent les étapes les plus délicates à franchir. Là, notre vacarme perturbe le calme indispensable à la concentration des joueurs et nous récoltons quelques noms d’oiseaux couplés à des menaces de châtiments soulignés par des simulacres de gifles, des moulinets de bras et des agitations de cannes. C’est par pure bravade mais sans méchanceté aucune que nous traversons ces « zones dangereuses ». Nous sommes mus par l’éternel besoin qu’ont tous les enfants de ressentir le voluptueux frisson du risque.
Aujourd’hui, comme à notre habitude, nous sommes dispersés sur les marches de la placette Lelièvre qui font face à la rue de Chateaudun. Un de nous arrive avec une « roue » particulière. Elle diffère considérablement de nos pauvres et ridicules débris de bicyclette. C’est un cercle d’acier bien plus grand, plus large, plus lourd et rigoureusement plus plat que les nôtres. Il possède une stabilité sans comparaison avec nos jantes plus ou moins voilées. D’après notre copain, c’est un cercle récupéré sur le couvercle d’une barrique. Cercle de barrique ou non, nous observons avec un mélange d’admiration et d’envie cette bête de compétition. L’heureux possesseur de ce trésor souhaite nous prouver la puissance de son bolide. Il se propose de partir en bas des marches, de remonter la rue Jean-Jaurès jusqu'à l’angle en face de chez Coco et Riri, de tourner sur la droite, de suivre le trottoir pour rejoindre l’ouverture donnant sur la placette, de traverser cette dernière et de finir son circuit en dévalant les escaliers afin de rallier son point de départ. La dernière portion de course est particulièrement délicate. Descendre des marches exige une rare maîtrise de l’art du cerceau. Voilà notre champion parti. Il remonte la rue à bonne allure, poussant sa roue devant lui. La négociation du virage à droite est parfaitement maîtrisée. L’entrée sur la placette est royale et la traversée de l’esplanade de jeu un sans faute. Nous sommes tous debout et en retrait afin de ne pas gêner le compétiteur qui arrive et se prépare à dévaler les marches. Il se décale un peu sur la droite de son appareil pour mieux contrôler la descente. Le cercle de barrique mord sur la première marche. Parfaitement domestiqué par son conducteur il ignore les difficultés causées par le franchissement des angles successifs. Après une dizaine de rebonds c’est de nouveau le trottoir. Le circuit est achevé. L’heureux propriétaire de ce cerceau de luxe stoppe sa course et se retourne vers nous. Sa démonstration concluante l’autorise à un regard triomphant. Demain, tout le monde se consacrera à la chasse au cercle de barrique pour lutter à armes égales avec lui …

lundi 17 décembre 2007

La loubia


Mes parents sont partis à une répétition de la chorale Jean-Claude. Ce soir je mange seul avec ma grand-mère Ascencion. Depuis le début de l’après-midi elle s’affaire dans sa cuisine, mais j’ai déjà deviné ce que nous allons manger car, hier je l’ai vu mettre les gros haricots blancs à tremper. En plus, tout à l’heure, j’ai entendu le bruit du pilon dans le mortier de bois pour écraser l’ail, le kemoun, le poivre rouge et le clou de girofle. Les odeurs de cuisson qui filtrent sous la porte fermée du royaume de ma grand-mère confirment mon pronostic. Elle fait de la Loubia. Je me régale par avance et, pour oublier le temps, je me plonge dans les aventures dessinées de Miki le Ranger du Texas.
-« C’est prêt, mets la table ! » a dit mémé à travers la porte. J’ai lâchement abandonné Miki et j’ai mis le couvert. Hypocritement, j’ai demandé : « qu’est-ce qu’il y à manger ? » Elle allait me répondre quand on a sonné à la porte. C’est mon oncle, son fils, le frère de ma mère. Au dessus de tous ces titres c’est surtout mon complice. Il me ballade sur sa vespa, il m’emmène pécher au port, sur les blocs, il me traîne chez Quesada le garagiste et parfois on va voir ses copines, mais ça je ne dois pas en parler. Avec lui je n’ai pas neuf ans : je suis un grand. Il travaille de nuit à l’Echo d’Alger, à l’imprimerie de journal. Il est linotypiste
-« Maman, ça sent bon ! Tu as fait de la loubia ? Je m’invite ! » Il passe ses bras autour des épaules de ma grand-mère et l’embrasse doucement. Bien sûr qu’il peut s’inviter, mémé cuisine toujours pour cinquante. Alors que j’allais prendre une troisième assiette, mon oncle m’a stoppé. –«Pierre-Emile, Mets des bols ! la loubia ça ce mange dans des bols, comme chez Maklouf. » C’est mon oncle tout craché il met de la fantaisie partout. Le faitout fumant est posé sur grosse assiette renversée qui sert de dessous de plat. Ma grand-mère nous sert pendant que mon oncle m’explique que Maklouf c’est un restaurant ou plutôt une gargote, ou l’on sert la meilleure loubia d’Alger. Il promet de m’y emmener un jour. Je ne comprends pas très bien ce qu’est une gargote, mais je lâche un « oui » enthousiaste. Je déguste ma loubia dans mon bol. C’est vrai que c’est meilleur, différent et plus pratique. La couleur est plus rouge. On peut bien caler les gros haricots contre la paroi du bol et les faire basculer dans la cuillère. Je trouve que le fumet du plat est plus concentré. La bonne odeur du kemoun monte comme d’une cheminée. En douce, quand ma grand-mère part dans la cuisine, mon oncle parsème ma ration de quelques gouttes d’huile « felfel ». C’est un délice supplémentaire de sentir sur ma langue et contre le palais les attaques rugueuses du piment. Je m’étouffe un peu, mon oncle rit et me fait un « tape cinq ». Je suis heureux devant mon bol, avec mes yeux qui pleurent, la bouche en feu et ce fou rire qui nous secoue. Mémé revient et devine ce qui se passe. « Qui c’est le plus petit des deux ? » demande-t-elle à mon oncle en essayant de faire celle qui est en colère. On rit tous les trois.
Le repas fini, mon oncle s’est levé, ma grand-mère l’a imité. – « elle était "taïba" ta loubia » a-t-il dit à mémé. Elle a un peu baissé la tête, elle a fait sa modeste, mais moi je sais qu’elle adore qu’on la complimente sur sa cuisine. Mon oncle nous a dit au revoir et s’est engouffré dans l’escalier. Je suis vite allé au balcon de la salle de séjour qui donne sur l’avenue de la Bouzaréah. Je crie « Tonton ! » et j’agite le bras. Il monte sur son scooter. Il me rend mon salut et part à son travail.
Je ne suis jamais allé manger la loubia chez Maklouf, la vie (et ce que les hommes en font) en a décidé autrement. Cinquante ans après, quand je repense à cette soirée, je me dis que c’est tous ces instants de bonheur simple qui m’ont construit. J’en suis redevable à tous ceux qui les ont mis en œuvre. Leur souvenir est tatoué dans mon cœur et dans mon âme.