dimanche 27 janvier 2008

Amidou


Au marché de Bab-El-oued, il faut dépasser l’antre de Blanchette et obliquer vers la droite pour atteindre le magnifique étal d’Amidou. Pour moi, c’est l’endroit le plus intéressant du marché. Quoi de plus beau, pour un enfant de huit ou neuf ans que ce bazar en plein air. Amidou œuvre sous un grand parasol sombre, presque noir. Perché sur une caisse en bois, il trône au centre de son commerce. Il se ménage un étroit passage afin de pouvoir quitter sa citadelle et circuler autour de son royaume pour monter le fonctionnement d’un article ou rectifier l’agencement de sa marchandise. Son étal, savamment organisé, offre une profusion d’ustensiles et d’objets que l’on peut, sans contrainte aucune, regarder, examiner, palper.
Les râpes à fromage, les lacets, les bouchons, les filets à provisions, les multiples couteaux et autres éplucheurs de légumes, les boites de cirage, les décapsuleurs, les tire-bouchons, les cubes de savons, les grosses boite d’allumettes, les martinets aux lanières de cuir inquiétantes, les petits outils, les moulins à café, les égouttoirs en métal brillant ou en plastique coloré, les cuillers de bois, les couffins, les couscoussiers, les gamelles « à étages » pour manger à l’atelier ou au chantier, les récipients de toutes sortes forment des zones où il est obligatoire de fouiner pour trouver ce que l’on cherche. Il vend même de l’élastique carré qui me fait baver d’envie. Cet élastique indispensable à la fabrication d’un lance-pierre. Pour l’instant, inutile de rêver. Ni ma grand-mère ni personne d’autre de la famille ne contribuera à la confection d’un « taouette » digne de ce nom. Trop dangereux un lance-pierre, ça ne fait que crever les yeux des autres enfants !
« Chez Amidou on trouve de tout ». Ce cri, Amidou le lance à intervalle régulier pour éveiller l’intérêt du flot qui circule autour de son commerce. C’est sa marque de fabrique. En vrai bateleur il captive son public de la voix et du geste. Seul Mezrar, avec sa jambe de bois et qui vend de la mercerie à une autre place du marché, peut tenter de rivaliser avec lui pour attirer et retenir le client.
Amidou ne se contente pas de signaler l’excellence de sa marchandise comme le font les vendeurs de légumes ou de poissons. Non, il vous félicitera pour l’acquisition d’une nouvelle râpe à gruyère qui modifiera votre vie et celle de votre famille. Il s’active, va de l’un à l’autre et vante sans relâche les qualités de ses produits. L’argent des ventes est avalé par un petit coffret de fer dont il laisse retomber le couvercle produisant un bruit sec qui rythme la cadence des achats.
Mais, à mes yeux, ce sont les longues baleines de sa gigantesque ombrelle qui supportent les trésors les plus inestimables. A chaque armature tendant la toile pendouillent de modestes jouets. Ils sont suspendus à un crochet, retenus par un fil de fer ou tassés dans des filets. Cordes à sauter avec des poignées de bois décorées de cercles de couleurs. Poupées et baigneurs aux sourires figés et aux bras tendus. Ballons de toutes tailles pour le foot ou les jeux de plages. Toupies de bois et, pour les petits, toupies ronflantes métalliques aux flans arrondis et garnis de sujets enfantins. Voitures à friction ou à clé aux personnages dessinés sur les vitres et le pare-brise. Sacs de billes en terre ou en verre, osselets (quatre gris et un rouge) dans leurs boites en plastique transparent. Bâtons de pâte à modeler enveloppés et scellé dans du rhodoïd cristal. Harmonicas rudimentaires dont la peinture rouge ou bleue déteint parfois sur les lèvres. Révolvers de cow-boy vendus avec un ou deux rouleaux de pétards que l’on range dans le barillet. La sèche détonation s’accompagne d’une légère fumée grise à l’odeur piquante. Pour les moins sophistiqués, des pistolets noirs en métal embouti, on glisse l’amorce en forme de confettis avec une charge de poudre en son centre, directement dans le logement recevant le percuteur. Depuis quelques temps une nouveauté vient se rajouter. Ce sont les Houla Hoop, grands cercles rigides en plastique, que les filles font danser autour de la taille.
Depuis plusieurs minutes, je guigne un magnifique petit pistolet à flèche fixé au centre d’un carton rectangulaire décoré de scènes du Far-West aux couleurs agressives. A gauche, un cow-boy, en grande tenue cabre son cheval. A droite, retenues par de petits élastiques, trois flèches de bois avec des embouts de caoutchouc rouge. Au dessus un bison cerné par des indiens porte une cible dessiné sur le flanc. Je n’ai pas du me battre longtemps pour convaincre ma grand-mère de m’acheter cette merveille. J’ai simplement promis de ne pas amener cette « arme » à la placette. « Et oui, m’affirme-t-elle, si l’embout de caoutchouc s’enlève on peut crever l’œil d’un enfant ! » Toujours ce foutu œil crevé…A croire que Bab-El-Oued est la capitale des gamins borgnes !
« Chez Amidou on trouve de tout », l’appel nous suit alors que nous quittons son royaume. Le reste des achats me semble long. Même la dernière halte chez « Rouget », pour prendre des sardines ne me réjouit pas. D’habitude l’examen des différentes sortes de poissons alignés, bouches ouvertes, sur l’étal me captive. Aujourd’hui c’est l’ultime station de mon chemin de croix. J’ai hâte d’être à la maison pour déballer précautionneusement mon pistolet et commencer mon entrainement de chasseur de bisons.

vendredi 11 janvier 2008

Rentrer à la nuit


Avec mes parents, il nous arrive de rentrer un peu tard de chez mes grands-parents paternels. Ils habitent au 5 rue Jean-Jaures à coté de la placette Lelièvre et il nous faut aller au 51 avenue de la Bouzaréah. Le plus terrible c’est de traverser la rue du marché toute vide et toute sombre. Le dernier brin de lumière c’est souvent le magasin de Khader. Deux ou trois personnes préparent les volailles qui seront vendues demain. Ils sont assis sur de hauts tabourets avec des grands tabliers. Ils plument les poules et les poulets et du duvet vole tout autour d’eux. Parfois on fait une halte pour passer une commande. Khader note ce qu’il nous faut dans un petit carnet qu’il range dans la poche de poitrine de sa salopette bleue. Je repars toujours avec une ou deux grandes plumes soyeuses.
Apres c’est la nuit, ou presque. Je tiens bien fermement la main de mon père et celle de ma mère. Quand il fait encore jour, il faut me rappeler à l’ordre car je cours devant essayant de trouver quelque chose afin de shooter dedans. Parfois, quand j’ai de la chance, le bâtiment de la pêcherie est ouvert. Je le traverse en courant pour le seul plaisir d’entendre raisonner mes pas sous la voûte. Mais le soir, très tard, je m’abstiens de divaguer. Je suis bien encadré par mes parents. C’est comme un rempart. Je surveille quand même les alentours. Les pistoleros mexicains, les tuniques rouges, les outlaws, tous ces bandits qui compliquent à plaisir la vie de mes héros de bandes dessinées. A l’époque on ne disait pas bandes dessinées mais « un petit livre ». Ces petits formats, en noir et blanc, imprimés sur un mauvais papier devenaient les passagers clandestins de nos cartables car nous nous les échangions dans la cour de récréation ou sur la placette après l’heure de la sortie. Pendant les vacances, quand il pleuvait ou quand la chaleur nous détournait du foot ou des interminables parties de « délivrance », on s’installait sous le kiosque, chacun apportait deux ou trois de ces modestes ouvrages et on se délectait des aventures de nos héros: Blek le Roc – Trappeur luttant contre les anglais avec l’aide du professeur Occultis et de Roddy ou Miki le Ranger du Texas avec ses compagnons : -Double-Rhum et le docteur Saignée.
Les bandits peuvent, à tout instant, déboucher de la pêcherie ou surgir de derrière les étals démontés et plaqués contre les murs. Dans l’ombre, ces armatures de bois ressemblent à de sinistres potences. Tout est bien trop calme. C’est un marché fantôme. Autour de nous le silence est percé par le bruit des talons de maman sur les pavés. Mes parents ne sont pas conscients du danger. Ils discutent comme si de rien n’était. La petite construction où l’on vend les beignets italiens est déjà visible dans la clarté des Trois Horloges. C’est comme un fortin dans la grande plaine du Far West. Nous y sommes. Une fois de plus les Apaches renégats, les pilleurs de banques et autres déserteurs de la cavalerie se sont tenus tranquilles. Ils n’ont pas osé affronter mon père qui est grand. Ils ont du se douter que, malgré sa taille légèrement plus petite, ma mère avait son caractère et que le combat serait rude. Ma fidèle escorte a dissuadé toute velléité d’une lâche embuscade. Nous sommes aux trois horloges. Je peux galoper devant. Je dépasse le poste de secours (la pharmacie) et le saloon où les cow-boys, après une dure journée à rassembler les troupeaux, boivent leurs anisettes du soir. Je fais quand même une halte devant l’entrée de notre immeuble. Courageux, mais pas téméraire, j’attends que mes parents me rejoignent. Notre petite entrée s’est métamorphosée en un énorme gouffre noir et je ne serai pas étonné que quelques desperados soient tapis dans l’ombre à mijoter un mauvais coup. Mes parents me précèdent, trouvent l’interrupteur. La minuterie se déclenche, la lumière jaillit mais ça ne va pas durer éternellement. Je m’élance dans la cage d’escalier au triple galop en frappant ma hanche pour stimuler mon cheval imaginaire. Pour bien souligner le suspens qui s’installe je chantonne un air de circonstance. Je débouche sur le pallier du quatrième étage. « Ho ! » dis-je en tirant les rennes de mon pur-sang. Je frappe. Ma grand-mère ouvre. Je lui demande de laisser les portes du fort ouvertes pour mon escorte. Plus exactement je lui dis que papa et maman sont dans les escaliers. Encore une mission réussie ! C’est bon de se faire un peu peur