vendredi 18 juillet 2008

La page 47


Maman prépare ma valise. Une valise en plastique vert avec une fermeture éclaire qui court sur trois cotés. En rangeant les vêtements elle essaye d’avoir un air détaché comme si ce qui se prépare ne présentait pas d’importance particulière. Mon père se tient à ses cotés. Lui aussi affiche une attitude trop détendue pour être naturelle. Maman me dit : « Pierre-Emile, écoute, c’est important. Dans cette enveloppe j’ai mis de l’argent. Je la cache dans ton pull bleu. Quand tu arriveras à Port-Vendre si pépé et mémé ne sont pas à la descente du bateau, demande à la dame qui t’accompagne de te mettre dans un taxi pour Amélie les Bains. Les sous c’est pour le taxi » Sur une jolie enveloppe prévue pour une carte de fête est écrit : «Monsieur et Madame Bisbal Pierre, chez Madame Ferrer Avenue du Général De Gaulle (Face au garage Cedo) – Amélie les Bains (P.O) ». Je reconnais la calligraphie appliquée de mon père. Maman va fermer la valise. Je crie « Faut mettre le livre que je suis en train de lire !». Je quitte la chambre de mes parents, cavale dans le couloir et rentre dans mon salon de lecture c’est à dire la chambre de ma grand-mère Ascension. Elle est assise sur son lit. Elle pleure en silence. Mon livre est à coté d’elle. Je fais semblant de ne pas remarquer ses larmes pour ne pas en faire couler davantage. Je sais bien ce qui ce passe. Je pars seul car mes parents veulent me soustraire au danger qui enveloppe nos vies. Bab-El-oued vient de subir un bouclage de plusieurs jours, une guerre en miniature. Mon père, comme tous les hommes du quartier, a du suivre les militaires venus le chercher à la maison. « Ce ne sera pas long » a dit un soldat à maman « Juste le temps d’une vérification d’identité ». Pendant plusieurs jours nous avons été sans nouvelle de papa. Après son départ, l’angoisse a englué notre petit appartement de l’avenue de la Bouzaréah. Et puis mon père est revenu. Il m’a simplement demandé si j’avais été sage avec maman et mémé comme pour vérifier si j’étais capable de tenir mon rôle quand les choses prenaient une vilaine tournure.
Je retourne à la valise, le livre au bout de mon bras tendu. J’ai fait une petite corne à la page que je lisais. « Mais c’est un livre de la bibliothèque ! » remarque maman. Je réponds que oui, mais que ce n’est pas grave. La bibliothèque de la rue Leroux est fermée. Je rapporterai le livre quand je reviendrai. Je dis la chose crânement. Je soutiens le regard de ma mère. Moi aussi je joue le jeu. Le jeu de celui qui croit partir en vacances et qui ne se doute de rien. C’est également mon devoir de les rassurer tous. La valise verte avale le livre.
Je suis parti. Ce voyage beaucoup l’ont fait. Au troisième pont, allongé sur un transat à la toile maculée, éclairé par une lumière électrique indigente, abruti par le bruit constant des machines, respirant les remugles aigres de vomis, les relents de mazout, les odeurs écœurantes des voyageurs entassés. Mes grands-parents m’attendaient au débarcadère. Dommage, je n’ai pas eu besoin de sortir l’argent de sa cachette pour vivre l’aventure du taxi à prendre seul.
Sitôt arrivé et ma valise défaite j’ai replongé dans mon livre. Sa lecture s’acheva à Amélie-les-Bains, paisible village de curistes dans les Pyrénées Orientales. Petit cité catalane sans attentat, sans déflagration de bombe, sans sirène stridente, sans décompte macabre de victimes, sans inquiétude au moindre retard d’un membre de la famille, sans mort sur le trottoir avec, comme je l’ai vu, un suaire improvisé fait d’un exemplaire de l’Echo d’Alger dont les pages imbibées de sang se plaquaient sur le corps. Dissimulé à la vue des passants le cadavre n’existait plus. Un homme pressé ne contourna pas la victime et l’enjamba d’une large foulée blasphématoire.
Les années s’accrochèrent les unes aux autres et firent défiler le temps mais je possède toujours ce livre emporté d’Algérie. Ce n’est pas un larcin que de l’avoir conservé et puis, à qui aurais-je pu le rendre ? Au cours de mes nombreux déménagements il m’est arrivé de croire à sa perte mais, à chaque fois, le petit bouquin à la couverture jaune est réapparu. Il est devenu plus qu’un livre, c’est un témoin. Sur une des premières pages, deux cachets à l’encre violette déclinent son identité. Un petit tampon carré dit : « Ville d’Alger Bibliothèque rue Pierre Leroux ». Un autre, plus grand, plus officiel, se compose de deux ovales concentriques. Dans le premier ovale il est inscrit « Ville d’Alger Bibliothèque Municipale ». Dans le second, au centre le mot « Inventaire » avec un nombre marqué à la main : « 128685 ».
Ces tatouages administratifs appartiennent à une réalité aujourd’hui disparue. Il me serait possible de retourner sur ma terre natale. Certains l’on fait. Arpentant les rues de leur quartier, vibrant sous l’assaut des souvenirs, submergés de bonheur et de joie. Je ne pense pas pouvoir vivre la même expérience qu’eux. Les causes et les conséquences de mon départ me l’interdisent. Elles s’intercaleraient forcément entre moi et ces retrouvailles. Elles projetteraient une ombre épaisse et froide qui voilerait le bonheur enfanté par ce pèlerinage sur les lieux de mon enfance. Je ne souhaite pas vivre cette épreuve. Mes souvenirs me suffisent. Et puis, nul ne peut s’en retourner quand le chemin n’existe plus. C’est ce que me rappelle mon livre avec, comme une frontière infranchissable entre l’époque de « là-bas » et ma vie « ici », sa petite corne à la page 47.

vendredi 4 juillet 2008

Un après-midi

.
Le plein été de l’Algérie transforme les logements en étuve. Dans la journée, pour éviter de vivre dans un four on garde les persiennes closes et les rideaux baissés. Notre appartement baigne dans une semi obscurité. Le soir, la chaleur se transforme en moiteur moins oppressante, et devient presque supportable. Malgré ce carcan de chaleur ma grand-mère s’agite car, cet après-midi, nous recevons une amie de maman. C’est plus qu’une amie, c’est sa sœur de lait. Elles sont nées pratiquement en même temps et ma grand-mère les a nourries ensemble. Etre nourrice fut, pendant longtemps, une alternative offerte aux jeunes femmes issues du monde des pauvres pour vivre moins misérablement. L’Espagne et l’Italie fournirent leur lot à l’Algérie. Notre invité arrive avec une grande pochette surprise pour moi et des gâteaux pour tout le monde. Ma grand-mère pose sur la table un broc de citronnade. Sur un napperon, maman a disposé nos beaux grands verres. Aujourd’hui ils ont quitté le buffet. Ils ne servent qu’exceptionnellement. C’est un signe précisant l’importance de notre invitée. Au bout d’un moment, ma grand-mère s’est éclipsée dans son royaume, sa cuisine. La canicule ne stoppe pas ses activités. Dans la salle à manger, assises sur un petit canapé, les deux jeunes femmes semblent s’amuser comme au temps de leur enfance. Elles vivent pleinement cette complicité née d’une affection de toujours. Elles parlent des « événements ». C’est un mot qui s’installe dans toutes les conversations. Un mot lâche, hypocrite et traître qui dissimule une réalité toute enflée de malheurs, de sang, de désespoirs et de morts. Un mot qui traîne avec lui l’horrible comptabilité des coups portés par chaque camp et la profondeur toujours plus importante de la plongée dans le malheur. Un mot qui borne un chemin sur lequel, malgré nous, nous nous sommes engagés mais dont nous ignorons qu’il sera sans retour. Une fois épuisé ce triste registre, la vie, la vraie vie reprend le dessus car le ton redevient enjoué. Il est question d’une de leurs connaissances qui a « passé la commande ». Fidèle à mon habitude je me tiens assez loin pour me faire oublier et assez près pour ne pas perdre une miette de cette intrigante conversation entre adultes. Il me faut toute ma vigilance car la tiédeur de la pénombre me tire vers le sommeil. Le temps se fait oublier et trompe notre vigilance. Les heures glissent. Sur la table le pot de citronnade est vide.
L’amie de maman consulte son bracelet-montre. Il est déjà tard. Elle doit partir. Elle se lève et récupère ses affaires posées sur une chaise. Elle dissimule son visage derrière un masque. Un large triangle de tissus blanc orné d’une fine broderie qui descend plus bas que le menton. Avec un geste ample et précis elle s’enveloppe dans une légère toile de cotonnade blanche qui la couvre de la tête au pied. Ce mouvement répand son parfum dans la pièce. Maman ouvre la porte du palier et déclenche la minuterie. Sur le pas de la porte les trois femmes s’embrassent pour se dire au revoir. Dans la maigre lumière jaune de la cage d’escaliers Haniffa agite une dernière fois sa main, dévale les marches et disparaît comme un léger fantôme.