dimanche 20 avril 2008

Les guetteurs du crépuscule


Par un roulement gras suivi d’un claquement sec, les rideaux de fer obturant les devantures des magasins annoncent l’heure de fermeture. Le soir installe la fraîcheur de la mer. Délivrée de la pesante chaleur de la journée, l’avenue de la Bouzaréah redevient accueillante et retrouve ses fidèles. La rue revit peu à peu. Son bruissement s’étoffe. C’est samedi soir, le moment de l’office avec ses rituels immuables.
Le samedi soir offre un spectacle à chaque fois différent. Je scrute ma rue avec une application de vigie. Le front calé contre la rambarde du balcon je suis au théâtre. Je domine cette circulation qui, malgré son apparence brouillonne, obéit à des codes précis. Les groupes se forment et décident de ce que sera la soirée. Une bande, joyeuse d’un rien, traine derrière elle une spirale de rire qui ricoche sur la façade des immeubles. Avec un peu de chance une algarade ou un différent bruyant viendra pimenter la soirée. Ce sera le clou du spectacle, son apothéose. Chaque samedi j’espère et de toutes les façons si ce n’est pas aujourd’hui ce sera une autre fois.
La clientèle des bistrots, à la recherche du moindre souffle d’air, déborde sur la chaussée. Cela forme un barrage que contourne le flot de ceux qui rentrent chez eux. Pour boire il faut atteindre le bar, mais pour discuter le trottoir offre un espace plus tempéré. Et puis dehors on dispose de la place nécessaire pour appuyer son discours de la gestuelle engendrée par notre vie en ce pays. La voix n’est plus seule à traduire la pensée. Les mains dessinent de rapides et souples arabesques et tout le corps s’applique à suivre le mouvement pour décrire, expliquer, convaincre ou répliquer. La conversation prend une autre allure, elle est mise en scène. Comme dans la commedia dell'arte, l’argument le plus simple se charge en intensité pour mieux captiver l’auditoire. Ces pantomimes complètent la compréhension du discours.
Dans ce quartier les exodes de l’Europe, engendrées par la misère ou les conflits, arrivèrent en vagues successives pour rencontrer le Maghreb. Face à la multiplicité des langues natales, des patois, des dialectes les mains se chargèrent d’une mission: Permettre à chacun de mieux se faire comprendre de tous.
Je ne suis pas le seul à contempler la rue de mon balcon. Nombreux sont ceux qui, comme moi, prisent le tableau de ce début de soirée. Sous le prétexte de « prendre le frais » chacun s’installe à son poste d’observation préféré. Tous ces guetteurs assidus et passionnés regardent exister le peuple de Bab-El-Oued. On n’observe pas uniquement la rue. Après des heures d’étuve, pour respirer à nouveau les appartements ouvrent largement leurs fenêtres. Ce sont autant d’ouvertures d’où s’évadent le son des radios ou la musique des pick-up, les odeurs de cuisine, les rires ou des éclats de voix. Ce curieux mélange ruisselle dans la rue et enveloppe le cortège des badauds. En retour, comme un échange, la bruyante agitation des promeneurs s’envole vers les étages. Quand on porte son regard sur les immeubles alentours, par les croisées ouvertes, on dérobe des petits instants de vie. Toutes ces images volées, mises bout à bout, construisent le film de notre plaisir. Ce n’est pas par voyeurisme malsain que nous contemplons toutes ces existences qui se frôlent, s’entrecroisent et fusionnent. C’est pour le contentement d’observer la vie, d’observer notre vie.
Dans quelques années, moi aussi je serai « en bas ». Je serai enfin un acteur. Je connais déjà mon rôle car j’ai vu mes ainés le jouer tant de fois. J’aurai cet air faussement courroucé quand le retardataire rejoindra notre groupe. Je sais déjà comment je taperai sur le cadran de ma montre pour souligner son retard. Je prendrai un ton ironique et une attitude faussement admirative pour détailler les vêtements neufs qu’un ami mettra pour sortir. J’aurai l’application qu’il faut pour lire le programme des cinémas dans la rubrique spectacle de « L’Echo d’Alger ». Tout est prévu. Je conduirai un scooter car j’emprunterai celui de mon oncle. Je posséderai mon propre trousseau de clés de la maison. Ma grand-mère me glissera un peu d’argent dans ma poche et mes parents feront ceux qui n’ont rien vu. A l’instant où je passerai la porte de notre immeuble, ma mère me criera du balcon «Pierre-Emile, fais attention et ne rentre pas tard ! ». Bien sur mes collègues me charrieront sur cette attention maternelle tout en taisant le fait qu’ils ont eu la même en partant de chez eux. Avant de rejoindre le ciné, on passera voir Ortéga qui s’est foulé la cheville en descendant du tram et qui ne peut pas nous accompagner. Il habite un rez-de-chaussée rue Suffren. Nous nous agglutinerons devant sa fenêtre pour railler sa cheville bandée. Après le film, nous irons dans une petite gargote. Les moins fortunés d’entre nous affirmeront qu’ils n’ont pas faim. Pour combattre ce fier mensonge, nous déciderons de faire bourse commune. Les portions seront plus petites mais nous nous rattraperons sur les rires. Gavés de joie on rentrera à la maison en prévoyant de se voir demain à la plage. Mais ce sera dans quelques années, vers 1968 ou 1969. J’aurai seize ou dix sept ans. Je ne crains rien, l’avenue ne disparaitra pas. Le soir sera toujours là accompagné de son indispensable fraicheur. Il me faut simplement être patient.
L’avenue n’a pas disparu, la fraicheur du soir demeure aussi agréable, mais nous savons, vous et moi, qu’il en fut autrement.

vendredi 4 avril 2008

Deux instants


Le pain chez Maresca.
On ne m’autorise plus à sortir seul à cause de la situation qui se dégrade à Bab-El-Oued. La population de la Placette Lelièvre s’est clairsemée. Du balcon de chez mes grands-parents, j’épie les jeux des rares groupes qui subsistent. Je m’amuse par procuration. Cette réclusion me pèse, alors je profite de chaque occasion pour être dans la rue. Ainsi, faire les courses, c’est grignoter un peu de liberté. Avec mon grand-père, nous allons chez Maresca acheter le pain. En sortant de l’immeuble, après l’obscurité de la cage d’escalier l’intense lumière du dehors m’éblouit. Nous descendons la rue Jean Jaurès en suivant le mur de la Placette surmonté de ses grilles de fer. Nous passons à l’aplomb du terrain de boule. On dépasse le salon de coiffure. Avant, je craignais d’entendre la phrase fatidique « Bientôt faudra aller chez Charlot». Cette sentence terrible signifiait qu’une grande partie de mon prochain jeudi après-midi serait amputée par l’attente dans cette boutique surchauffée. Maintenant j’aimerai patienter dans ce salon tout en longueur juste pour le plaisir d’être avec un ou deux copains. Nous traversons le boulevard pour entrer chez Maresca. Derrière son comptoir, Solange nous sert notre pain. En sortant nous observons pendant quelques courtes minutes les manœuvres d’un hélicoptère au-dessus de l’hôpital Maillot. Nous reprenons notre chemin en sens inverse mais avec un peu plus de lenteur. Je chemine à hauteur de mon grand-père. Il pose sa main sur mon épaule pour modérer mon allure. Ses bronches sifflent à chaque inspiration. C’est un souvenir du temps ou, quand il était soldat, en 1920, il passa deux rudes hivers d’occupation en Allemagne. Nous marquons plusieurs haltes pour discuter avec ses amis du quartier. Ce sont autant de répits qui me sont offerts. Nous sommes arrivés. Il me faut abandonner ma rue et rentrer.

Des plaisirs.
A la plage, je reste « à la baille » plus que de raison. Le jeu me fait perdre la notion de temps. Il faut une injonction sévère de mes parents pour que je rejoigne le rivage. Malgré la chaleur ambiante et l’agréable température de la mer je sors de l’eau tremblant de froid. Mes lèvres sont bleuâtres. « Allez, dit ma mère, il est midi tu te sèches on va bientôt manger ». Alors, c’est l’instant du premier plaisir. Je choisis une belle portion de sable inoccupée. Tout transi, je me roule lentement dans le sable chaud et doux. On ne peut faire cela que lorsque l’on est enfant. C’est une satisfaction interdite aux adultes. Me voilà enveloppé d’une chaude caresse. Mon corps se réchauffe. La déplaisante sensation de froid recule brusquement laissant place à une suave impression de bien-être. Mais, attention, au choix de la bande de sable ! Trop éloignée du rivage elle sera brûlante, trop proche elle sera inefficace. Toute est une question d’appréciation.
L’autre plaisir, après m’être réchauffé, c’est de calmer ma faim. A l’ombre du parasol, bien protégé de la chaleur, je fouille dans le couffin réservé au casse-croûte. Je déplie le torchon blanc qui protège les cocas. Pour se rassasier, peut-on espérer plus grand bonheur que de croquer dans ce demi-cercle dodu de pâte dorée au four ? Qu’importe la garniture, soubressade, légumes, ou fritanga, le régal demeure le même. Il faut mordre soigneusement pour détacher la juste bouchée, une main placée en dessous pour récupérer ce qui pourrait chuter. Il n’est pas concevable de perdre une seule miette. La première coca calme la faim, la gourmandise justifie la seconde, la troisième reculera forcément l’heure de la reprise de la baignade, mais qu’importe. Quel festin !