mercredi 20 février 2008

Le dernier d'entre-nous

Quand le dernier d’entre-nous partira, les mémoires partisanes se souviendront uniquement de ce qu’elles jugeront nécessaire aux thèses qu’elles soutiennent, aux arguments qu’elles défendent, aux sentiments qu’elles affichent. Nous serons utilisés comme des ombres indispensables au trompe-l’œil des décors dans lesquels nos vies passées, nos espoirs, nos réussites et nos erreurs seront mis en scène. On nous attribuera un rôle sympathique ou détestable suivant le personnage qu’on voudra bien nous faire jouer.

Quand le dernier d’entre-nous partira, plus aucune voix ne portera notre sentiment de vérité sur notre vie en ce bout de terre d’Afrique où la volonté du destin conduisit nos aïeux. Le chemin sera fait. Notre malheur engendré par de fracassantes et hypocrites déclarations se figera à jamais dans notre silence.

Quand le dernier d’entre nous partira, ceux auprès de qui nous avons trouvé écoute, aide et compassion et qui allèrent jusqu’au sacrifice suprême, verront aussi pâlir puis disparaître le souvenir de leur fraternel et extrême engagement. Ce sera pour eux une injuste seconde mort.

Quand le dernier d’entre nous partira, ceux pour qui nous incarnions le malheur qui les frappe seront surpris de constater que celui-ci ne disparaît pas avec nous. Si leur courage les autorise à regarder le malheur en face, ils constateront que son visage n’offre pas la moindre ressemblance avec les nôtres.

Quand le dernier d’entre-nous partira, le soleil marquera le zénith comme à son habitude. Les vagues n’arrêteront pas un seul instant de caresser le sable de la plage. Le Siroco s’obstinera à porter la chaude haleine du sud. Cela n’empêchera même pas la chute d’une aiguille de pin dans notre forêt méditerranéenne. Nous ne nous en offusquerons pas. Nous n’avons pas l’outrecuidance de penser que nous intéressons les Dieux.

Quand le dernier d’entre nous rejoindra que ce soit dans la glaciale obscurité du néant ou dans l’éblouissante et chaude clarté d’un paradis, nous lui ménagerons une place dans notre grand cercle afin qu’en rassemblant tous nos souvenirs, nous puissions continuer encore et encore à vivre et à faire vivre notre Algérie.

mardi 5 février 2008

Le petit arabe.


Depuis le début des vacances d’été mes parents louent une partie d’un cabanon à la Trappe. Ils y viennent le soir et chaque fin de semaine. Le reste du temps j’y suis seul sous l’autorité bienveillante de ma grand-mère.
Je vis en permanence au paradis. Toutes mes journées débordent de liberté. Elles se partagent entre la baignade, la pêche, les jeux dans les bosquets situés en haut de la zone occupée par les cabanons et limitée par le haut mur du « Club des Pins ». A vivre ainsi totalement en plein air et sous le soleil ma peau s’est noircie. Cet extrême bronzage a exacerbé les spécificités de mes origines espagnole et mahonnaise.
Ce samedi après-midi, après avoir respecté le sacro-saint temps de la digestion, ce sera baignades avec mes parents. Alors qu’eux se dirigent vers la plage, chargés du parasol, des serviettes et autres rabanes, moi je file vers cette zone de rochers plats qui affleurent la surface de l’eau. Là, dans les cavités comblées par la mer, il est facile de capturer à la main un cabot, une fine girelle multicolore ou une crevette translucide. Je dépose mes prises minuscules dans un petit seau de plage dont la rouille dévore les clowns qui le décorent.
C’est l’heure où les baigneurs arrivent. De mon terrain de chasse j’aperçois mes parents qui s’installent. Près d’eux une dame et une petite fille font de même. La dame parle avec maman. Mon père prépare ses palmes, son masque et son tuba. C’est le signal, la digestion s’achève. On peut aller à la « baille ». Il est temps de cesser ma pêche. Dans mon seau, trois cabots tournent en rond. Pour regagner l’endroit où sont mes parents, je croise la route de cette petite fille qui doit avoir mon âge. Elle jette un regard dans mon seau et s’exclame « Ho ! des goujons ! » . Elle a un drôle d’accent pointu. L’an dernier, toujours pendant les vacances, j’étais à Amélie-les-Bains, en métropole, avec mes grands-parents qui y faisaient une cure. Leurs amis de Paris avaient ce même accent. Je pose mon seau dans la sable et nous nous accroupissons pour observer mes prises. Je rectifie «C’est pas des goujons, c’est des cabots ! ». La petite fille n’a pas le temps de me répondre. Sa mère lui intime sèchement de revenir près d’elle. La gamine obéit et fait volte-face. Quand elle arrive à hauteur de sa maman celle-ci la saisit par le bras et lui déclare, elle aussi avec un accent pointu : « Je t’interdis de jouer avec ce petit arabe ! ». Elle l’a dit si fort que je l’ai entendu et mes parents aussi.
Je suis surpris par la réaction de cette adulte qui refuse à sa fille la possibilité de jouer avec un arabe. Moi, les arabes je m’amuse avec eux dans la rue, la cour de récréation ou à la placette Lelièvre. Je ne suis pas le seul et il n’y a pas d’interdiction. Confronté à cette attitude surprenante, je me sens coupable comme après avoir fait une bêtise mais laquelle ? Mon seau repose sur le sable. Pour me donner une contenance, je l’empoigne, cours vers la mer pour le vider et libérer mes trois poissons.
Mon père se lève. Très calmement, très distinctement, avec sa voix forte il m’appelle « Pierre-Emile, viens ici ! ». Immédiatement la dame s’enferme dans un silence embarrassé. Craint-elle que le fait de m’avoir confondu avec un arabe ne nous irrite et déclenche une altercation ? Comme rien ne se passe, la surprise s’ajoute à sa confusion. Je rejoins mes parents que cette gêne amuse.
Il y a un moment de vide puis, mon père se dresse d’un bon. J’attendais cet instant. Je connais le jeu et son scénario rituel. Il me soulève, me prend sous son bras, pénètre dans l’eau en courant à grandes enjambées puis me jette dans les vagues. Je pousse le cri d’effroi réglementaire. C’est ensuite une grande bataille d’éclaboussures. Rapidement l’amusement gomme l’incident, mais cet épisode se colle dans un coin de ma mémoire.
Bien plus tard, dans mon esprit, cette scène illustrera, une des causes de notre douloureuse séparation d’avec ce pays. Ceux-la même qui, sans nous connaître totalement, nous reprochaient de maintenir des différences entre les communautés présentes en Algérie s’autorisaient à pratiquer de réelles discriminations.