Une incontestable ardeur fraternelle les porte. Ils avancent dignes et simples. Ils ne craignent rien car ils brandissent le plus admirable et le plus vigoureux des symboles : Le drapeau de leur pays. Aucune agressivité ne filtre de cette lente et longue progression. Femmes, enfants et hommes mêlés se contentent d’exprimer une louable volonté, celle de secourir un quartier de leur ville à cet instant ceinturé par la force. Ils forment une foule profondément humaine, avec comme unique arme le désir de rompre un blocus inutile et inhumain. Seul un dément pourrait penser qu’ils représentent une quelconque menace dont il faudrait se défier.
Ils avancent vers leur destin avec toute la sérénité de ceux qui œuvrent pour le bien. Ils marchent en chantant les chants du peuple auquel ils appartiennent. Ces chants appris dans leurs écoles. Ces écoles qui ont formé ceux qui les ont précédés et dont la mort de certains fut comptabilisée sur tous les champs de bataille de la nation. La confiance et la détermination cheminent à leurs cotés. Ils se veulent inoffensifs pour mieux réussir leur entreprise. Ce sont des libérateurs aux mains vides de toute arme. Le but qu’ils se fixent et aussi simple que leurs intentions sont pacifiques. Ouvrir une brèche dans un mur de désespoir.
Ils avancent dans une des plus belles avenues de leur ville. Un homme se baisse et prend sa fille dans ses bras il l’assure sur son bras gauche et enlace sa jeune femme du droit. Ils avancent, déjà perdus, déjà condamnés. Ils ne s’en doutent même pas. Ils chantent. A cet instant, ils existent parfaitement, sans restriction, lumineux et vivants. Cette marche est un geste d’amour absolu. Ils l’offrent à tous ceux vers qui ils convergent et dont ils souhaitent la liberté.
Soudain les tirs des armes automatiques les fauchent. Ils tombent comme tombent les innocents, incrédules et surpris, victimes absurdes d’un ahurissant carnage. Ils tombent comme tombent tous les justes que la barbarie du hasard désigne à la mort. Ils tombent sans savoir qu’ils tombent, sans le dernier regard qui encourage ou la dernière parole qui apaise. Ils tombent et tombent encore. Tout se fige. Ils ne chantent plus. Ils hurlent. Ils agonisent. Ils meurent. Les drapeaux tricolores qu’ils agitaient, les hymnes patriotiques qu’ils lançaient au vent furent des talismans inefficaces. Ce 26 mars la mort fit des belles et bonnes affaires. Pas de chicane avec celui qui doit partir. Pas besoin de lutter contre le médecin ou la religion. Une fructueuse moisson obtenue sans le moindre effort.
Pourquoi, dans ce printemps méditerranéen, ce presque été, les Dieux détournèrent-ils leurs regards de la rue d’Isly ? Notre communauté n’avait nul besoin de martyrs supplémentaires, elle n’en avait déjà que trop.
« Mon lieutenant, je vous en supplie, criez halte au feu ! ». Avec cette imploration rugueuse comme un sanglot, hurlée dans son micro, le reporter témoin de la scène illustrera l’une des plus abominables boucheries de l’Histoire du vingtième siècle, de l’Algérie et de la France.
Notre souvenir, aussi longtemps qu’il perdurera, donnera à nos victimes de la rue d’Isly le plus beau titre qu’il soit : « Morts pour la Fraternité ». Cette permanence dans notre mémoire leur évitera aussi la chute impudique dans la fosse commune des statistiques de l’Histoire.